• The Last Of The Beats

    Lawrence Ferlinghetti, le dernier des membres originels de la Beat Generation des 50’s, a cassé sa pipe il y a deux jours, à l’âge respectable de… 101 ans.

    Poète et fondateur de la librairie et maison d’édition City Lights Books à San Francisco, il y avait publié le fameux Howl and Other Poems d’Allen Ginsberg, qui lui valu un procès pour obscénité en 1956. Un procès qu’il gagna et qui mit en lumière le recueil de Ginsberg et, par extension, les auteurs et poètes qui gravitaient autour de lui et qu’on appellerait plus tard la Beat Generation.

    Lawrence Ferlinghetti apparait dans plusieurs livres de Jack Kerouac, mais il est surtout présent dans Big Sur, sous le nom de Lorenzo Monsanto, puisque c’est à lui qu’appartient la cabane perdue dans les hauteurs de Big Sur où Kerouac part méditer, écrire, puis finalement devenir à moitié dingue.

    C’est d’ailleurs dans ce livre qu’on trouvera peut-être le plus bel hommage à Ferlinghetti/Monsanto, écrit avec soixante ans d’avance… Lisez ça :

    Pour le moment en tout cas, le pauvre Monsanto, qui est un homme de lettres, veut s’entretenir avec moi des dernières nouvelles littéraires, des faits et gestes des uns et des autres ; et puis Fagan entre dans la boutique (en bas près du vieux bureau à cylindre de Monsanto que je n’ai jamais pu voir sans regret : pendant toute ma jeunesse j’ai eu l’ambition de devenir une espèce d’homme d’affaires de la littérature avec un bureau à cylindre, combinant ainsi l’image de mon père et celle que je me faisais de moi-même en écrivain, ce que Monsanto a réussi à accomplir, sans même se donner la peine d’y songer, sans le moindre effort). Monsanto avec ses grosses épaules carrées, ses grands yeux bleus, sa peau rosée frissonnante et ce sacré perpétuel sourire qui lui a valu au collège le surnom de « Frère Sourire », et qui vous fait vous demander souvent : « Sourit-il vraiment ? » jusqu’au jour où vous vous dites : « Si Monsanto cessait de sourire, comment le monde pourrait-il continuer de tourner, voyons ? »

    Je n’ai jamais croisé le sourire de Ferlinghetti, mais j’ai eu la chance de trainer dans sa librairie en Juillet 2014 et au Vesuvio Cafe, juste en face, où il avait ses habitudes.

    Dès 1988, la rue piétonne entre la City Lights Books et le Vesusio a été rebaptisée la Jack Kerouac Alley. Quand on y était, il y avait toujours des musiciens en train de faire la manche ou un type (toujours le même) qui vendait un journal politique communiste. A une rue de là, il y a le Beat Museum et à cent mètres, le Specs Cafe, qui est le véritable repaire des Beats et des pirates d’aujourd’hui…

    Holy New York Holy San Francisco Holy Peoria & Seattle Holy Paris Holy Tangiers Holy Moscow Holy Istanbul!
    Holy time in eternity holy eternity in time holy the clocks in space holy the fourth dimension holy the fifth International holy the Angel in Moloch!

    Allen Ginsberg

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  • Big Sur

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    Big Sur, California.

    Jack Kerouac a trente-huit ans quand, à l’été 1960, il part se réfugier à Big Sur, immense région sauvage sur la côte californienne. Quand j’y vais en 2014, soit cinquante-quatre piges après lui, j’ai trente ans et je n’y vais nullement pour m’isoler, comme lui avait tenté de le faire sans succès.

    Nous étions en Californie pour un mois et après quinze jours à San Francisco (où nous n’avons rien manqué des vestiges de la Beat Generation) et une nuit à Monterey, nous sommes montés dans le bus 22 et avons sillonné la Highway 1, qui borde toute la côte californienne, pour atteindre Big Sur.

    Big Sur n’est évidemment plus le coin totalement isolé et sauvage du livre de Kerouac, encore que, la jeune employée à l’entrée du parc a été sidérée quand nous lui avons dit que nous n’avions pas de voiture, nous étions visiblement les premiers à arriver ici en bus depuis un petit bout de temps… C’est que, vu qu’il y a maintenant quelques campings « officiels » à Big Sur, les américains y déboulent dans des camping-cars immenses qui n’auraient même pas le droit de rouler en France, de véritables appartements sur roues. Le point positif, c’est qu’il y a aussi désormais de superbes pistes de randonnée, dépaysantes au possible, et on s’en est fait quelques-unes durant les quarante-huit heures où nous sommes restés à Big Sur, notre petite tente sous un de ces immenses arbres qui peuplent la région…

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    Et donc, après deux jours et deux nuits, on reprend le mini-bus et on remonte vers le Nord en longeant la côte, passant sur le Bixby Creek Bridge et contemplant l’immensité bleue et les falaises menaçantes… On repasse par la Monterey Transit Plaza (d’où on était arrivé) et on prend un autre bus pour Salinas. Là-bas, on chope nos tickets pour le Greyhound en direction de L.A. mais on prévoit d’abord un stop à Santa Maria, « petite » ville sur le trajet qui nous permettra de plonger un peu dans le « bottom » des States avant de débarquer dans la « Cité des Anges ».

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    « Big Sur », by Jack Kerouac

    Big Sur a été la dernière destination de Kerouac sur la côte ouest. Il est ensuite retourné chez sa mère, de l’autre côté du continent, et n’en a quasiment plus bougé, finissant amer, alcoolique et mourant prématurément à quarante-sept ans.

    Pourtant, il a tiré de ce trip raté à Big Sur un de ses plus grands livres, qu’il a appelé du nom de cette région sauvage et mythique qu’il a contribué à populariser. Publié en 1962, « Big Sur » est une des dernières œuvres majeures de Kerouac, même si elle suinte le désespoir de partout… Le premier départ vers la cabane de Big Sur est avorté à cause des saouleries de Jack et on a droit à quelques-unes des descriptions les plus précises, exactes et détaillées de la gueule de bois. Quand il arrive enfin dans sa retraite, Kerouac n’a déjà plus le cœur à s’extasier, ou alors très fugacement (Alf, le mulet sacré…), il flippe et écrit à peine. Son isolement dure quinze jours et le rend dingue, il remonte à San Francisco pour s’y saouler des journées entières et quand il retourne à la cabane de son ami Ferlinghetti, c’est avec toute une équipée sauvage. Le « roi des Beats qui n’est pas un beatnik », dixit Kerouac lui-même, a la main rivée sur la bouteille, il ne mange plus et plonge dans l’angoisse et la parano avant de finir par faire une crise de delirium tremens, une grand croix blanche lui apparaît dans la lumière, il parle tout seul et délire, au bord de la folie. Dans « Big Sur », Kerouac décidera de voir dans cette crise de démence une sorte d’épiphanie, une révélation…

    Mais tout cela ne le fera ni arrêter de boire, ni remonter la pente, bien au contraire et ce sera même de pire en pire. Par contre, fini les virées en bagnole et les nuits de jazz et de poésie, Jack s’enferme chez lui et ne sort plus que pour se prendre des cuites qui durent des semaines, il paraît même qu’une fois achevée sa première version de « Big Sur », il a fêté ça avec une caisse de cognac et s’est réveillé quinze jours plus tard à l’hôpital sans se rappeler comment il était arrivé là…

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    « Big Sur » est une plongée dans la psyché d’un homme qui essaie une dernière fois de se sauver avant d’abdiquer. Kerouac n’a jamais supporté le succès de « Sur La Route » car il estimait que personne, et surtout pas ses fans, n’avait vraiment compris son livre, sinon pourquoi faire de lui un héros? Quand « Route » (écrit en 1951) sort en 1957, Kerouac n’a déjà plus rien d’un beatnik, il est blasé de s’être battu avec les maisons d’édition pendant des années et s’est éloigné de ses vieux potes, il en marre de tout ça mais, hélas pour lui, ça ne fait que commencer. « Big Sur » est le livre d’un type torturé, alcoolique mais lucide, et c’est encore pire. Définitivement un grand bouquin, et une région magnifique.

    « Nous sommes tous d’accord pour dire que c’est trop, que nous sommes cernés par la vie, que nous ne la comprendrons jamais ; alors nous la concentrons toute en nous en ingurgitant le scotch à la bouteille et quand celle-ci est vide je descends vite de la voiture pour courir en acheter une autre, point à la ligne. »
    « Big Sur » (p.90) – Jack Kerouac

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    Épilogue

    Une semaine et demi après notre passage à Big Sur, on marque un stop à Visalia, petite ville à côté du Sequoia National Park où il n’y a rien à faire de spécial mais où on restera deux jours. On se promène comme on le peut sous un soleil de plomb et après avoir acheté quelques bouteilles d’eau, on va se poser à l’ombre d’un arbre dans un parc. Un gars déboule et se met à nous raconter sa vie, il nous dit qu’il fait tous les jours, en vélo, le trajet de chez lui jusqu’ici, à Visalia, où il habitait avant avec sa femme et ses enfants. Sa famille est encore là, dans ce qui était sa maison à lui aussi, et il vient tous les jours ici pour tenter de revivre cette époque. Son récit est décousu et on ne comprend pas tout mais Jo, c’est son nom, se met presque à pleurer sous nos yeux avant de nous dire quelque chose du genre : « Je suis fatigué, j’en ai marre de tout ça je suis vraiment… je ne sais pas si vous allez comprendre… je suis vraiment beat.« 

    On a compris Jo, puisse ton vélo t’emmener au loin un jour ou l’autre…

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