• Is There A Beat Generation?

    Des poètes beats aux beats des instrus hip hop, il n’y a qu’un pas chaloupé !
    Dixième morceau de Zuunzug.

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  • Anges de la Désolation / Vagabonds

    Dans les faits, le « Desolation Angels » de Jack Kerouac est resté inédit en français jusqu’en 1998, quand les éditions Denoël se sont enfin décidées à sortir la version complète du roman dont ils n’avaient jusqu’ici publié que la… seconde partie, sous le titre des « Anges Vagabonds » en 1968.

    Explication : « Desolation Angels », sorti en 1965 aux États-Unis, compte plus de 500 pages réparties en deux « livres » :
    Livre 1 : Anges de la désolation (environ 300 pages)
    Livre 2 : En passant (environ 220 pages)
    « Les Anges Vagabonds » ne contient lui que le livre 2, « En passant ». Les 300 premières pages du roman (et quelles pages !) sont purement et simplement « oubliées » et on a rebaptisé tout ça d’un titre plus accrocheur, faisant évidemment référence aux « Clochards Célestes », sorti en 1963 en France (beaucoup plus tard, ce sont les éditions La Table Ronde qui feront très fort en rééditant le premier roman de Kerouac, « The Town And The City » sous le titre « Avant La Route »!).

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    « Anges De La Désolation » n’a donc été publié intégralement en France qu’en 1998 et le passage « Anges Vagabonds » (donc en fait le livre 2, « En Passant ») a eu droit à une nouvelle traduction, ce qui veut dire, à mon avis, qu’on peut raisonnablement oublier pour de bon la version tronquée de 1968…
    C’est que, définitivement, les quelques 300 pages de prose amère qui remplissent le « livre 1 » sont absolument indispensables.

    « Je n’ai aucune raison de chicaner avec l’absence de jugement placé dans les Choses par le Juge Absent qui a édifié le monde sans l’édifier.
    Sans l’édifier. »

    Le livre commence alors que Kerouac est seul dans une cabane sur le pic de la Désolation (quelque part dans les montagnes de l’extrême nord-ouest des États-Unis) où il s’est installé pour deux mois en tant que surveillant de feux de forêts. Nous sommes à l’été 1956, un an seulement avant la publication de « Sur La Route » et Jack, constamment sollicité en ville, a une de ses furieuses envies de solitude qu’il aura toute sa vie sans jamais, finalement, ne réussir à supporter l’isolement.
    Donc Kerouac est en haut de sa montagne et il médite, écrit et fait des plans sur la comète (1er chapitre : « Désolation dans la solitude »). À certains moments il s’émerveille, à d’autres il balise complètement mais, en définitive, il est très vite impatient de redescendre. Commence alors le chapitre 2, celui de la « Désolation dans le monde »…

    Ces deux gros chapitres, d’environ 150 pages chacun, composent donc le livre 1 de « Desolation Angels », et si la prose de Jack est à son sommet, elle n’en est pas moins extrêmement désabusée la majeure partie du temps.

    « Et la grimace de Raphaël m’arrache quelques larmes très vite, je le vois, je souffre, nous souffrons tous, des gens meurent dans vos bras, c’est insupportable mais il faut continuer comme si de rien n’était, non ? Non, lecteurs ? »

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    Vient ensuite le livre 2, « En passant », où Kerouac voyage à Mexico puis à New York avant de rejoindre William S. Burroughs à Tanger, en Algérie, où il passe ses journées à se défoncer avant de perdre goût à tout à la suite d’une overdose d’opium… Il finit par réaliser son rêve de venir en France (terre de ses ancêtres) mais le cœur n’y est déjà plus et il traverse le pays comme un fantôme, triste et maussade. Après un court séjour à Paris, il poussera son voyage jusqu’à Londres mais uniquement pour obtenir de l’argent de son éditeur et se payer son billet de retour aux États-Unis (en bateau) afin de retrouver le rassurant foyer familial.

    « tout ce que je voulais maintenant d’une certaine manière, c’était des corn flakes près d’une fenêtre de cuisine en Amérique avec le vent chargé de l’odeur des pins, c’est à dire une vision de mon enfance en Amérique je suppose. »

    Le retour aux États-Unis est l’objet du dernier chapitre du livre, Kerouac dilapide la dernière avance de son éditeur pour faire déménager sa mère en Californie et voyage avec elle de New York à San Francisco à bord des bus Greyhound. Quelques semaines plus tard, « Sur La Route » sort en librairie et Jack s’apprête à vivre, ce qu’il appelle quelque part dans le livre, « l’horreur de la notoriété littéraire ». Quant à « Mémère », elle ne se plaira pas en Californie et repartira rapidement sur la côte Est.

    Écrit entre 1956 et 1961, « Anges de la Désolation » relate une période charnière dans la vie de Kerouac, il retrace ces quelques mois qui ont précédé la publication et le succès fulgurant de « Sur La Route », le roman qui changea la vie de Jack et en fit, bien malgré lui, une star et une icône de la beat génération.

    « Penser que j’ai été tellement mêlé à cette affaire, en fait à ce moment précis le manuscrit de « La Route » était en cours d’impression pour une publication imminente, et tout le truc me fatiguait déjà. »

    Pour résumer, « Anges de la Désolation » est, selon moi, une des œuvres majeures de Jack Kerouac, même si il est vrai que je dis ça de la moitié de ses livres… En tout cas, zappez « Les Anges Vagabonds » et préférez l’original !

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    « tandis que le soleil orange de Lowell octobré obliquait à travers les stores du porche et de la cuisine et découpait une colonne de poussière paresseuse dans laquelle mon chat était en train de lécher sa patte avant lap lap avec langue de tigre et dents pointues, tout subi et poussière advenu, Seigneur – ainsi à présent dans mes vêtements sales et déchirés je suis un paumé dans les Hautes Cascades et tout ce que j’ai pour cuisine, c’est cette hallucinante cuisinière déglinguée avec son tuyau fendu et rouillé – calfeutré, ouais, au plafond, avec de la vieille toile à sac, pour empêcher les rats d’entrer la nuit – des jours il y a bien longtemps au cours desquels j’aurais pu tout simplement me lever et aller embrasser soit ma mère soit mon père et dire « Je vous aime parce qu’un jour je serais un vieux paumé dans la désolation et je serais seul et triste » – Ô Hozomeen, ses rochers resplendissent dans le soleil déclinant, les inaccessibles parapets de forteresse se tiennent comme Shakespeare dans le monde et à des kilomètres à la ronde pas une chose qui connaisse le nom de Shakespeare, d’Hozomeen ou le mien. »

    Photos de couverture (Desolation Peak) : Pete Hoffman — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=7302975

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  • Big Sur

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    Big Sur, California.

    Jack Kerouac a trente-huit ans quand, à l’été 1960, il part se réfugier à Big Sur, immense région sauvage sur la côte californienne. Quand j’y vais en 2014, soit cinquante-quatre piges après lui, j’ai trente ans et je n’y vais nullement pour m’isoler, comme lui avait tenté de le faire sans succès.

    Nous étions en Californie pour un mois et après quinze jours à San Francisco (où nous n’avons rien manqué des vestiges de la Beat Generation) et une nuit à Monterey, nous sommes montés dans le bus 22 et avons sillonné la Highway 1, qui borde toute la côte californienne, pour atteindre Big Sur.

    Big Sur n’est évidemment plus le coin totalement isolé et sauvage du livre de Kerouac, encore que, la jeune employée à l’entrée du parc a été sidérée quand nous lui avons dit que nous n’avions pas de voiture, nous étions visiblement les premiers à arriver ici en bus depuis un petit bout de temps… C’est que, vu qu’il y a maintenant quelques campings « officiels » à Big Sur, les américains y déboulent dans des camping-cars immenses qui n’auraient même pas le droit de rouler en France, de véritables appartements sur roues. Le point positif, c’est qu’il y a aussi désormais de superbes pistes de randonnée, dépaysantes au possible, et on s’en est fait quelques-unes durant les quarante-huit heures où nous sommes restés à Big Sur, notre petite tente sous un de ces immenses arbres qui peuplent la région…

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    Et donc, après deux jours et deux nuits, on reprend le mini-bus et on remonte vers le Nord en longeant la côte, passant sur le Bixby Creek Bridge et contemplant l’immensité bleue et les falaises menaçantes… On repasse par la Monterey Transit Plaza (d’où on était arrivé) et on prend un autre bus pour Salinas. Là-bas, on chope nos tickets pour le Greyhound en direction de L.A. mais on prévoit d’abord un stop à Santa Maria, « petite » ville sur le trajet qui nous permettra de plonger un peu dans le « bottom » des States avant de débarquer dans la « Cité des Anges ».

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    « Big Sur », by Jack Kerouac

    Big Sur a été la dernière destination de Kerouac sur la côte ouest. Il est ensuite retourné chez sa mère, de l’autre côté du continent, et n’en a quasiment plus bougé, finissant amer, alcoolique et mourant prématurément à quarante-sept ans.

    Pourtant, il a tiré de ce trip raté à Big Sur un de ses plus grands livres, qu’il a appelé du nom de cette région sauvage et mythique qu’il a contribué à populariser. Publié en 1962, « Big Sur » est une des dernières œuvres majeures de Kerouac, même si elle suinte le désespoir de partout… Le premier départ vers la cabane de Big Sur est avorté à cause des saouleries de Jack et on a droit à quelques-unes des descriptions les plus précises, exactes et détaillées de la gueule de bois. Quand il arrive enfin dans sa retraite, Kerouac n’a déjà plus le cœur à s’extasier, ou alors très fugacement (Alf, le mulet sacré…), il flippe et écrit à peine. Son isolement dure quinze jours et le rend dingue, il remonte à San Francisco pour s’y saouler des journées entières et quand il retourne à la cabane de son ami Ferlinghetti, c’est avec toute une équipée sauvage. Le « roi des Beats qui n’est pas un beatnik », dixit Kerouac lui-même, a la main rivée sur la bouteille, il ne mange plus et plonge dans l’angoisse et la parano avant de finir par faire une crise de delirium tremens, une grand croix blanche lui apparaît dans la lumière, il parle tout seul et délire, au bord de la folie. Dans « Big Sur », Kerouac décidera de voir dans cette crise de démence une sorte d’épiphanie, une révélation…

    Mais tout cela ne le fera ni arrêter de boire, ni remonter la pente, bien au contraire et ce sera même de pire en pire. Par contre, fini les virées en bagnole et les nuits de jazz et de poésie, Jack s’enferme chez lui et ne sort plus que pour se prendre des cuites qui durent des semaines, il paraît même qu’une fois achevée sa première version de « Big Sur », il a fêté ça avec une caisse de cognac et s’est réveillé quinze jours plus tard à l’hôpital sans se rappeler comment il était arrivé là…

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    « Big Sur » est une plongée dans la psyché d’un homme qui essaie une dernière fois de se sauver avant d’abdiquer. Kerouac n’a jamais supporté le succès de « Sur La Route » car il estimait que personne, et surtout pas ses fans, n’avait vraiment compris son livre, sinon pourquoi faire de lui un héros? Quand « Route » (écrit en 1951) sort en 1957, Kerouac n’a déjà plus rien d’un beatnik, il est blasé de s’être battu avec les maisons d’édition pendant des années et s’est éloigné de ses vieux potes, il en marre de tout ça mais, hélas pour lui, ça ne fait que commencer. « Big Sur » est le livre d’un type torturé, alcoolique mais lucide, et c’est encore pire. Définitivement un grand bouquin, et une région magnifique.

    « Nous sommes tous d’accord pour dire que c’est trop, que nous sommes cernés par la vie, que nous ne la comprendrons jamais ; alors nous la concentrons toute en nous en ingurgitant le scotch à la bouteille et quand celle-ci est vide je descends vite de la voiture pour courir en acheter une autre, point à la ligne. »
    « Big Sur » (p.90) – Jack Kerouac

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    Épilogue

    Une semaine et demi après notre passage à Big Sur, on marque un stop à Visalia, petite ville à côté du Sequoia National Park où il n’y a rien à faire de spécial mais où on restera deux jours. On se promène comme on le peut sous un soleil de plomb et après avoir acheté quelques bouteilles d’eau, on va se poser à l’ombre d’un arbre dans un parc. Un gars déboule et se met à nous raconter sa vie, il nous dit qu’il fait tous les jours, en vélo, le trajet de chez lui jusqu’ici, à Visalia, où il habitait avant avec sa femme et ses enfants. Sa famille est encore là, dans ce qui était sa maison à lui aussi, et il vient tous les jours ici pour tenter de revivre cette époque. Son récit est décousu et on ne comprend pas tout mais Jo, c’est son nom, se met presque à pleurer sous nos yeux avant de nous dire quelque chose du genre : « Je suis fatigué, j’en ai marre de tout ça je suis vraiment… je ne sais pas si vous allez comprendre… je suis vraiment beat.« 

    On a compris Jo, puisse ton vélo t’emmener au loin un jour ou l’autre…

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