• Vukovar

    4 – 7 août 2021

    Si j’avais loué un petit bateau à moteur ou une barque et que j’avais « levé l’ancre » sur la Drave à Osijek, je n’aurais vogué qu’une vingtaine de kilomètres sur cette rivière avant de rejoindre le Danube. Ensuite, en suivant le cours du fleuve, j’aurais filé vers le sud et, après quelques petites heures de navigation, j’aurais vu apparaître Vukovar sur ma droite tandis que, sur ma gauche, se seraient dessinées les vertes forêts de la Voïvodine, province du nord de la Serbie.
    C’est cet emplacement qui valut à Vukovar d’être la ville la plus touchée par la guerre en Croatie et d’être même prise par l’armée fédérale yougoslave et les forces paramilitaires serbes en 1991, contrairement à Osijek. Comme toute une partie de la Slavonie (et d’autres régions de Croatie), Vukovar intégra alors la république serbe de Krajina, une nouvelle entité territoriale contrôlée par la Yougoslavie de Milošević.
    Quand la guerre prit fin en 1995, la ville fut placée sous administration de l’ONU pendant trois ans avant de réintégrer la Croatie en 1998.

    Je suis arrivé à Vukovar le mercredi 4 août, non pas par bateau mais en bus – oui, c’était quand même plus pratique – trente-cinq petits kilomètres de route depuis Osijek.
    Trente ans après les bombardements qui ont défiguré la ville, Vukovar a été en grande partie reconstruite même s’il reste encore de nombreuses traces de la guerre – impacts de balles sur les portails, toitures effondrées, ruines de maisons détruites – et que de nombreux chantiers subsistent un peu partout. Mais l’autre chose qui impressionne ici, c’est la profusion de monuments, de statues, de plaques commémoratives et d’œuvres artistiques dédiés aux martyrs et aux héros de la bataille de Vukovar, cet affrontement terrible qui a vu la ville tomber après quatre-vingt-sept jours d’un combat acharné contre un ennemi supérieur en nombre et mieux armé.
    À Vukovar, le souvenir des affrontements de 1991 est partout et une sorte de tourisme mémoriel s’est mis en place au fur et à mesure des années de reconstruction. Le château d’eau de la ville, bombardé durant tout le siège mais toujours debout, en est le monument principal, cet édifice étant rapidement devenu le symbole de la résistance de la « ville martyre ».

    Je suis évidemment monté au château d’eau – l’intérieur a été aménagé en un petit musée de la bataille de Vukovar et son sommet offre une vue magnifique – puis j’ai aussi été voir plusieurs des mémoriaux dédiés aux victimes de la guerre. J’étais venu ici sans trop savoir pourquoi mais, dès mon arrivée, il m’a semblé évident que je devais en savoir plus sur les événements qui se sont produits ici, toute la ville en est encore tellement imprégnée…

    Quand la guerre de Yougoslavie a commencé, en 1991, j’avais sept ans à peine et je n’en ai qu’un très vague souvenir. Rien dans ma vie n’a changé pendant ou après la guerre, j’ai juste dû apprendre à l’école les noms de plusieurs nouveaux pays, dont celui que j’ai visité trente ans plus tard… Mais pour les gens d’ici évidemment, ça n’a pas été la même chose. Alors il est arrivé un moment où, à chaque fois que je croisais quelqu’un d’au moins mon age dans les rues de Vukovar, je ne pouvais m’empêcher de penser au fait que cette personne avait connu la guerre et ses horreurs. Je veux dire concrètement, et pas via des récits et des reportages…
    C’était assez étrange de penser à ça car j’ai grandi dans un pays où on t’apprend que ces choses-là ne peuvent plus arriver, ou alors très loin, chez des gens forcément un peu belliqueux et illuminés. Là, je n’étais même pas si loin de chez moi, dans un pays où les gens me ressemblaient beaucoup et où pourtant, il y a trente ans à peine, des bombes tombaient et des citoyens d’un même État s’entretuaient… C’est un truc qui donne à réfléchir, surtout dans le climat politique actuel…

    Et c’est au moment où la ville ne m’apparaissait plus que comme une sorte de grand mémorial de la guerre d’indépendance que j’ai été visiter l’exceptionnel musée municipal (gradski muzej) situé à l’intérieur du château Eltz, au bord du Danube. J’ai alors pu constater que Vukovar n’était pas, loin de là, qu’une « ville martyre » dont l’histoire commence – et s’arrête – en 1991. Cela fait près de huit cent ans que la ville existe et son emplacement, à la confluence de la Vuka et du Danube, en a toujours fait un lieu de haute importance en Europe centrale, elle se retrouve donc presque toujours mêlée aux grands événements historiques de la région et le musée, très grand et très fourni, arrive à donner un bel aperçu de cette longue histoire.

    Pour ma dernière soirée à Vukovar, je suis aller marcher sous les réverbères le long du fleuve, sur la promenade du Danube, puis je suis rentré par la grande route, en longeant les bâtiments rénovés sur lesquels s’accumulaient les plaques commémoratives, parfois protégées par de nobles bustes en marbre montant la garde.
    Dans le centre-ville, il y avait un autre buste mais aussi un pont et un graffiti dédiés à Jean-Michel Nicolier, un français venu combattre ici lors de la guerre et faisant partie des plus de deux cents blessés exécutés par les paramilitaires serbes à Ovčara, après avoir été sortis de force de l’hôpital de Vukovar.
    De partout ou presque, je voyais le château d’eau, illuminé toute la nuit, avec le drapeau au damier rouge et blanc à son sommet.

    Je suis reparti de Vukovar le 7 août et, un peu sonné, j’ai retraversé en bus les vastes plaines de Slavonie avant de « jeter l’ancre », de nouveau, à Zagreb.

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  • Broken World VII

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    Bâtiments abandonnés, vitres brisées, murs tagués, gouttières rouillées, maisons vides, toits en tuiles qui s’effondrent, stations essence décrépites, journaux poussiéreux, vieux magazines humides, mauvaises herbes envahissant les terrains vagues, paniers de basket sans filets, couloirs souterrains, immeubles gris, taudis, hôtels miteux, fantômes, bienvenue dans la catégorie d’articles Broken World. Alors que le « monde d’avant » est bel et bien en voie de disparition et que les choses changent à une vitesse phénoménale, voilà le septième épisode de la « série ». Il jette un regard sur ce qui était et n’est quasiment plus, la partie détruite de nos villes et de nos villages où je me plais à errer, à perdre mon temps, probablement plus par amour des choses et des gens vaincus, cassés, démolis, que par nostalgie. Les photos qui suivent ont été prises en Croatie (Zagreb, Osijek, Vukovar, Gospić, Smiljan), en Belgique (Gent, De Panne) et en France (Dunkerque, Le Mans).

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    Une ancienne fabrique d’huile alimentaire (1916-1986).
    Les catacombes d’Osijek. Nina was here…
    « Notre vraie vie n’est pas ailleurs, elle est ici / Nous sommes au monde, on nous l’a assez dit. »
    Vukovar, une ville presque entièrement détruite lors des affrontements entre les armées serbe et croate en 1991. Le chateau d’eau, criblé de balles et d’obus mais toujours debout, est devenu le symbole de la ville.
    Camping à l’abandon envahit par le sable, De Panne (La Panne).
    A Gent (Gand), ancienne place forte de l’industrie textile, tout est désormais en travaux, j’ai adoré cette ville…
    « On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. »
    30.05.2021
    « Tout cela aussi est caché derrière les néons rouges des réclames agressives qui peuplent les façades de nos vies désespérées. »
    Osijek, Hrvatska.
    Tu regardes par un carreau cassé au hasard d’une rue et voilà sur quoi tu tombes. C’est tellement poétique que tu penses une minute qu’il s’agit d’une installation, d’une mise en scène, mais non, c’est juste un appartement abandonné.
    Smiljan, village de naissance de Nikola Tesla. (C’est un vrai mec pas une voiture d’Elon Musk…)
    Un hiver, dans une France morte et sous couvre-feu.
    10.8.2021
    « Comment ne pas assumer la condition de brebis galeuses – ou si vous préférez d’hérétiques – de ces mondes-là. »
    Une usine, fermée depuis longtemps, sur les bords de la Sarthe…
    30.4.2021
    Petite exposition dans un bar en Croatie. Tout le monde déteste la police…
    En mode camping.
    Sculpture dédiée aux opposants et aux victimes du nazisme et des oustachis, Zagreb.
    Hellcom to Sjenjak…
    « L’histoire ne fait rien, c’est l’homme, réel et vivant, qui fait tout. »

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    Citations : Léo Ferré, Francis Scott Fitzgerald, Jack Kerouac, Patrick Drevet, Karl Marx.

    Photos & textes : Manu – Zuunzug.

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