• Retour en Croatie

    (Sur un air de sevdah – part. 5)

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    Comme précisé dans les premiers posts de Sur un air de sevdah, cette série d’articles relate deux voyages différents effectués en avril-mai et juillet-août 2025. Pour cet article, nous remontons au mois d’avril et donc au tout début des voyages, avec un texte écrit cette fois-ci par Malka, qui était de cette partie du périple !

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    Retour en Croatie

    La dernière fois que j’étais passée en Croatie, c’était à Zagreb, escale entre deux bus.

    Je quittais la Bosnie, j’y laissais Manu, et j’étais mélancolique. J’avais espéré que cette étape serait une prolongation du voyage, mais tout ce que je voyais me faisait regretter les ambiances que je quittais, et me rappelait la proximité de l’Europe occidentale. Après une nuit chère payée, j’ai pris le bus pour rentrer. Je me suis dit que je n’avais peut-être plus très envie d’aller dans ce pays.

    Mais je suis retournée en Croatie cette année. Et cette fois on y est allés à cinq, en famille, dans une vieille voiture. Manu était déjà à l’Est (pour changer !) quand on est partis, et on avait prévu de s’y rejoindre. En voiture, tout est différent. En famille aussi. On a parcouru environ 3 000 km en moins de deux semaines, donc on a vu beaucoup de route ! On est aussi allé dans des endroits touristiques que j’évitais toujours – heureusement, c’était en avril. Et, je dois avouer que, pour certaines destinations, ça valait le coup.

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    À Pula, on a retrouvé Manu. On n’a pas adoré Pula. Je voyais la déception de celles et ceux avec qui j’étais venue et qui découvraient la Croatie, et elle m’a rappelé avec amusement ma propre déception, la toute première fois que je suis venue dans ce pays, quand on a débarqué à Rijeka. Je me rappelle m’être dit : pourquoi faire tout ce chemin, pourquoi sacrifier des choses et du temps pour venir jusqu’ici, alors que c’est si semblable à chez moi ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir trouver de plus ou de différent ici ?

    C’est une pensée de consommatrice, pas vrai ? Est-ce qu’on cherche dans le voyage à s’acheter du dépaysement, à bouffer de l’ailleurs, et pourquoi ?

    J’ai eu l’impression que les mêmes questions étaient dans l’air : pourquoi faire toutes ses heures de voiture… Pour arriver ici ? Mais ces questions ne m’envahissaient plus. Au contraire, j’y suis retournée, plusieurs fois, en Croatie et dans ses pays voisins. Pour y chercher quoi ? Je ne sais pas, peut-être rien de précis, peut-être ce sentiment de familiarité joyeuse, comme un retour à la maison qui n’est pas la maison…

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    Je n’avais jamais été sur aucune île en Croatie. Ensemble (mais sans Manu, qui est resté pour longer la côte adriatique), on est allés sur l’île de Cres. A la fin du voyage, on s’est partagé notre meilleur souvenir, et celui-ci était commun à plusieurs d’entre nous : on a dû patienter deux heures avant le départ du ferry, et on a attendu sur une petite plage de cailloux. Chercher quels sont les plus jolis cailloux d’une plage sous le soleil d’avril, quoi de mieux ? Ça valait bien des heures de voiture !

    De Cres, j’en garde un souvenir qui ressemble un peu à un rêve car je n’arrive pas à le relier au reste (ce qui est assez logique pour une île, finalement) : des cailloux, des chèvres sauvages, l’ambiance méditerranéenne. Mais j’ai presque l’impression que c’est un autre voyage.

    Et c’est ensuite à Saborsko, ou plus précisément à la gare de Plaški, qu’on a retrouvé Manu de nouveau. Eh oui, on a dit : « destinations touristiques », alors évidemment, les lacs de Plitvice en faisaient partie… Bon ben ça, par exemple, ça valait le coup.

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    À Saborsko, on logeait dans une maison agréable chez des personnes adorables, mais mon neveu de 6 ans ne s’y sentait pas bien, il se plaignait d’une odeur de fumée que personne d’autre ne sentait. Peut-être a-t-il perçu que cet endroit n’a pas toujours été une escale touristique pour aller contempler des cascades. À partir de l’hiver 1991 et pendant 4 ans, comme c’est joliment suggéré sur le site saborsko.net dédié à la culture et à l’histoire locale : « Ljudi su ostali bez svoje zemlje, a zemlja bez svojih ljudi. » (Les habitants se sont retrouvés sans leur terre, et la terre sans ses habitants). Le village a été presque complètement détruit, puis reconstruit.

    À Plaški, la voiture nous a laissé, Manu et moi, pour un petit détour en train. D’abord un vieux train, abîmé, perdu, et vide : le rêve ! Puis un deuxième, plus récent, mais qui s’arrêtait à chaque petite ou grande station. Ça nous a donné envie de le reprendre un jour si on retourne par là-bas, et de s’attarder sur cette ligne : Ogulin, Vrbovsko, Vrata… On est descendus au terminus, à Rijeka.

    Et c’est à Rijeka que la boucle s’est refermée. J’étais contente de retrouver avec Manu cette ville que j’avais rencontrée pour la première fois avec si mauvaise humeur. Rien n’est jamais stable, rien n’est jamais pareil, et revenir sur ses pas est le meilleur moyen de s’en rendre compte, pour peu qu’on soit attentifs. Même quand ça à l’air pareil, c’est pas pareil. Même les personnes que nous étions n’étaient plus les mêmes. Donc clairement, non, un lieu ne se consomme pas, et le dépaysement peut se construire progressivement, main dans la main avec le familier, le connu jamais vraiment connu.

    Le lendemain j’ai retrouvé le groupe familial et la voiture à Kastav, un village proche de Rijeka, et on est repartis sur les routes en direction du retour, des autoroutes, des restos d’étape, des pistaches italiennes, des Alpes, des lacs, à l’écoute des sons émanant de la voiture qui faisait preuve à cet égard de plus en plus de créativité… Et Manu, lui, est resté à l’Est, pour changer.

    Texte : Malka / Photos : Manu (sauf photo île de Cres : Delphine)

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  • Broken World – Zone 84

    (Sur un air de sevdah – part. 3)

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    Zone 84

    Voici la Zone 84, mon usine à la plage
    Canettes de bière, bouteilles, seringues et coquillages
    Machine sans âge, chiens errants devant l’usine
    Poursuivent les mouettes dans les vestiges et les ruines

    D’une ère passée, où l’industrie ramenait l’argent
    En témoignent la rivière polluée, le mercure, le plomb dedans
    Crasse des ans, héritage toxique
    Sous les ondulations dangereuses des fils électriques
    C’est pas l’Amérique, l’Eldorado
    À part les mouettes crasseuses, il ne reste plus un oiseau
    Et plus un gosse ne joue là où on jouait gamins
    Barrières et barbelés interdisent l’accès au terrain

    Là où rien ne va bien, là où chacun fait
    Ce qu’il peut pour survivre sans jamais être aidé
    Des bibles et des articles de charlatans sur les étals
    Et moi qui vends des cartes postales
    De la Zone 84…

    Les blockhaus sur la plage noire, les bâtiments inachevés
    Vestiges d’une station balnéaire qui n’a jamais existé
    Les terrasses de cafés vides en cette nuit de décembre
    Les flocons qui tombent comme des cendres
    Lassé sur la promenade du front de mer sinistre
    Sous les réverbères à la lumière blafarde
    Monotone et fade, toujours le même registre
    Comment y concilier mes émotions bâtardes

    Une usine désolée au bord d’une rivière
    Qui charrie des pneus qui s’enterrent dans la boue et prennent racine
    Je connais cette atmosphère comme si c’était chez moi
    Même les dessin animés de mon enfance ressemblaient à ça

    Des arêtes rongées par les chats dans les poubelles
    Je crois que c’est quand la ville était la plus sale qu’elle était la plus belle
    De vieilles balles de tennis déchiquetées par les chiens
    Et près de la benne à ordures tous les gamins du coin
    On grimpait sur les murs rouge brique, on y restait
    Comme cette photo d’ouvriers sur les gratte-ciels new-yorkais

    Gamins aux genoux écorchés, aux fringues de nos grands frères
    On était déjà démodés rien qu’en arrivant sur Terre
    On s’est servi là où on pouvait dans nos coins perdus
    Avec la sensation à dix piges à peine d’être les rois de la rue
    Sur les graviers, le goudron, l’herbe, le tapis
    De feuilles humides de la forêt du début de nos vies
    Dans la Zone 84…

    Zonant dans la Zone 84 au volant d’un vélo Mad Max
    Naviguant entre les tours de béton gris, relax
    De l’eau de machine coule sur le béton fissuré
    J’observe et m’interroge sur mon quartier déstructuré
    Quatre types aux mains pleines de cambouis passent
    Ça sent l’essence, plein de capots ouverts sur la place
    Le goudron semble fondre sous la chaleur
    D’un été brûlant et étouffant quelque soit l’heure

    Les lézards exsangues écrasent sur le bitume
    Dans le bistrot du coin ça picole et ça fume
    Dans les champs, des carcasses de deux-chevaux crevées
    Les mobylettes hurlent, les pots d’échappement percés

    Les grands hangars des chantiers rouillent sur la plage
    Dès qu’on sort de la gare, on fait face au grand large
    Quelques bandes de goudron à moitié ensablées
    Et de l’usine coule des liquides contaminés
    Cabanes en tôle où les vagues frappent à la porte
    Clochards sans complice, chiens errants sans escorte
    La vieille gitane tire les cartes dans sa caravane
    Et la tempête gronde sous les crânes

    Cafés en gobelets servis sur le trottoir
    Grands-mères édentées qui mendient dans leur désespoir
    On prie ou se signe aux pieds des églises
    Mais rien, non rien, ne conjure la crise

    La décharge publique déborde sur la rivière
    Les écrans cassés voguent de là jusqu’à la mer
    L’encre, la peinture se déversent et colorent
    L’eau et la terre qui supportent nos sorts
    Dans la Zone 84…

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    Photos : Bijeljina, Brčko, Doboj, Foča, Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), Karlovac, Lovran, Plaški, Pula, Rijeka (Croatie), Nikšić, Podgorica, Sutomore (Monténégro), Belgrade (Serbie). 18.04.2025 / 07.08.2025

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    Texte et photos : Manu Hollard
    Zone 84 est un morceau en préparation, à venir chez Zuunzug music : https://zuunzug.bandcamp.com/ et https://soundcloud.com/zuunzug

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  • No English

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    Comme je l’ai écrit dans l’article précédent, Zuunzug travaille sur des morceaux à textes qui, musicalement, se situeront quelque part entre ce que connaissez de nous (des sons plutôt trip-hop, voir ambient) et ce que j’ai fait pendant plus de dix ans avec mon groupe de rap La Dernière Mesure. Mais ces nouvelles créations vont être longues à terminer, et encore plus longues à enregistrer, Zuunzug va donc continuer à tracer sa route avec des morceaux instrumentaux d’ici là, et même pendant et après d’ailleurs ! Voici donc, pour commencer l’année, une nouvelle piste sur laquelle, pour le coup, vous allez bien entendre des voix, mais pas les nôtres !

    En 2022, lors de mon long voyage dans les Balkans, j’ai passé une nuit dans la petite ville de Slatina, en Croatie. Le lendemain, alors que j’attendais mon train dans la gare à moitié détruite de la ville, un groupe de personnes âgées parlaient et riaient juste à côté de moi. Je ne comprenais pas ce qu’ils racontaient mais ça avait l’air très drôle ! J’ai pris mon recorder Zoom et je les ai enregistré.
    À un moment, il y a eu quelques mots d’anglais dans la discussion mais je n’ai compris ce qu’ils se disaient à ce moment-là que des semaines plus tard lorsque j’ai réécouté la bande… L’un des hommes avait rencontré un (probable) touriste qui lui avait posé une question en anglais mais il lui avait répondu que « no English » et… « fuck you » !
    Vu la situation dans laquelle j’étais, juste à côté de lui, quand il racontait cette histoire, j’ai trouvé ça assez drôle aussi ! Deux ans plus tard, j’ai fait ce petit morceau en guise de souvenir !

    Quelques autres souvenirs et images de Slatina : Épisode 4 : Ormož/Čakovec/Slatina

    Pour commander nos disques, télécharger ou écouter nos morceaux : Zuunzug Bandcamp

    Manu-Zuunzug

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