Rundek Cargo Orkestar (Darko Rundek) : Zagrebačka magla(La brume de Zagreb), live :
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D’abord logé à Gajnice, très à l’ouest du centre-ville, on prend souvent le tramway à la station terminus Črnomerec et je deviens rapidement fan de ce lieu plein de kiosques, de stands, de cafés et de pekare (pekara/pekarnica, sortes de boulangeries où l’on vend toutes sortes d’en-cas et qui sont pour certaines ouvertes toute la nuit). Nos trajets se font sur la ligne 11 qui traverse tout Zagreb d’ouest en est et qui donne son nom à un des groupes pionniers du hip-hop croate, Tram 11. C’est le retour dans la ville, avec un grand Z, et j’ai toujours adoré zoner en ville.
On traîne d’abord à Gajnice puis on découvre le centre-ville avant d’aller nous perdre volontairement dans différents quartiers. On squatte les terrasses du Spunk, du Mali Medo et de quelques autres, on marche des heures et on rentre tard la nuit tandis que la nature reprend ses droits à Črnomerec…
Malka retourne ensuite en France et je prends un lit dans une auberge de jeunesse bondée où la clim tourne à plein régime jours et nuits. Je partage ma chambre avec un croate, deux américains, un anglais et un turc. L’auberge est située tout près du stade Maksimir où joue le Dinamo Zagreb, mais je traîne plutôt à côté, dans le grand parc du même nom ouvert 24 heures sur 24. Je projette de randonner sur la montagne Medvednica mais – est-ce le manque de temps, la chaleur écrasante ou juste une histoire de flemme – je finis par y renoncer.
Je continue d’explorer la ville, prends le frais dans le tunnel Grič et me procure une compilation de musiques actuelles croates. J’y découvre plusieurs groupes et en découvrirai beaucoup d’autres par extension – voir Rayon Découvertes #4 – mais la « brume de Zagreb » chanté par Darko Rundek, ça reste quand même vraiment le top.
Après six jours à Z, je refais mon sac, marche jusqu’à la gare routière et pars explorer une autre ville…
Après la côte Adriatique, la Lika et Zagreb, j’ai continué mon exploration des différentes régions du pays en me rendant à Osijek, la plus grande ville de Slavonie, province la plus orientale de Croatie, voisine de la Serbie, de la Hongrie et de la Bosnie.
Osijek est située sur la rive droite de la Drave, rivière qui prend sa source en Italie et se jette dans le Danube à une vingtaine de kilomètres à l’est de la ville, le fleuve marquant alors la frontière naturelle entre la Croatie et la Serbie. La Slavonie, peu vallonnée, est essentiellement une région de plaines et de rivières où les champs de blé s’étendent sur des kilomètres au bord des routes, elle offre donc un décor assez différent de ce que j’avais vu jusqu’ici en Croatie. C’est aussi une province bien moins courue des touristes étrangers et on n’y entend plus parler anglais partout. Un bon endroit, donc, pour enrichir un peu son répertoire de mots croates !
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Je suis arrivé à Osijek en fin d’après-midi et j’ai marché de la gare jusqu’au quartier résidentiel où j’avais réservé un logement pour trois nuits. Alors que je galérais avec mon gros sac sous un soleil de plomb, un orage a subitement éclaté et je suis arrivé trempé à la Guest House Talas.
Le propriétaire des lieux a appelé son fils pour qu’il fasse le traducteur car lui ne parlait pas un mot d’anglais, il a en revanche bien rigolé en décryptant ma carte d’identité, mes prénom, deuxième prénom et patronyme me donnant un nom à rallonge qui le faisait halluciner sur les blases interminables des francuski (français) ! Puis il m’a remis ma clef et je me suis retrouvé dans une grande chambre, la seule occupée au rez-de-chaussée de cette sorte de maison d’hôtes à l’ambiance plutôt relaxe et familiale.
Trois jours (à peine) pour découvrir une ville, c’est toujours trop peu, surtout pour moi qui aime flâner… Alors selon où je loge, ce que je remarque en premier ou ce dont j’ai entendu parler, j’ai tendance à me concentrer sur quelques quartiers en particulier. Dans le cadre d’Osijek, ça a été la vieille ville et les alentours de la Drave.
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La vieille ville d’Osijek se tient en une dizaine de rues et ruelles qui constituaient auparavant l’intérieur du fort Tvrđa, construit au XVIIIème siècle au bord de la Drave pour protéger la ville.À Tvrđa, on passe de l’église baroque Svetog Mihaela (Saint-Michel) et des imposants bâtiments de la place principale (Trg Svetog Trojstva) à de petites allées pavées bordées de longues bâtisses aux murs dont la peinture s’écaille. Entre deux logements abandonnés ou en travaux, on trouve des musées, des écoles, des restaurants, c’est un quartier très contrasté et étonnant, j’ai vraiment beaucoup aimé.
En plein après-midi, sous le soleil écrasant du mois d’août, la vieille ville prend même des airs d’Andalousie avec ses statues de saints catholiques et ses bâtiments blanc et jaune ocre baignés dans une lumière éclatante. Un côté western aussi, du fait des nombreuses bâtisses délabrées, des réverbères aux ampoules brisées et des rues retournées par les travaux de rénovation. (Voir Broken World VII)
C’est ici que j’ai visité le Musée de la Slavonie pour la modique somme de 20 kunas (environ 2€70), un très grand musée dans lequel on peut voir à peu près tout ce qui a été découvert ou fabriqué en Slavonie depuis que le monde est monde, des os de dinosaures jusqu’aux stylos promotionnels d’une banque locale.
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Pour ma deuxième soirée à Osijek, j’ai voulu aller pique-niquer sur les rives de la Drave mais cela s’est avéré impossible à cause des moustiques, en très forte supériorité numérique et méchamment agressifs. J’ai dû m’enfuir vers le fort en une retraite pathétique, battant des mains dans les airs comme un fou luttant contre un ennemi imaginaire…
Dans la journée, j’étais passé sur la rive gauche pour aller « visiter » les catacombes. Tout près, il y avait un des monuments dédiés aux habitants de la ville tués durant la guerre de Croatie (qu’on appelle ici domovinski rat, « guerre de la patrie ») et j’y avais pris une claque en voyant les centaines de noms inscrits dessus. Les horreurs de la guerre ne sont quasiment plus visibles sur la côte ou à Zagreb, mais il est difficile d’y échapper en Slavonie, et pour cause, ce fut la région la plus touchée du pays.
Les combats à Osijek furent intenses mais la ville ne fut jamais prise. Au carrefour de la rue Kneza Trpimira et de la route de Vukovar, l’installation artistique de la « Fiat rouge » (Fićo gazi tenka!), détournement d’un événement ayant réellement eu lieu, est là pour rendre hommage à la résistance des habitants d’Osijek !
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Arrivé le 1er août au soir et reparti le 4 en début d’après-midi, je n’ai en définitive passé que deux jours pleins à Osijek, un court séjour pendant lequel il m’a aussi fallu planifier la suite de mon voyage et en partie mon retour en France, qui approche dangereusement. Ce sont les joies du voyage improvisé, il faut de temps en temps se réserver des créneaux pour décider de la suite à donner au périple et s’organiser un peu !
Le jour de mon départ, après avoir pris un café dans un bar bien punk, j’ai traîné sur un des petits marchés de la ville puis je me suis posé sur un banc dans un parc d’où j’ai vu une bande d’anciens débattre à grands gestes devant ce qui me semblait être un saloon, car Osijek a définitivement un petit côté « Far East »… Enfin, j’ai acheté un börek dans une pekara puis j’ai attendu à la gare routière, debout au milieu de tous ces gens en partance ou en transit, leurs sacs sur le dos ou à la main, prêts à quitter la ville.
Si j’avais loué un petit bateau à moteur ou une barque et que j’avais « levé l’ancre » sur la Drave à Osijek, je n’aurais vogué qu’une vingtaine de kilomètres sur cette rivière avant de rejoindre le Danube. Ensuite, en suivant le cours du fleuve, j’aurais filé vers le sud et, après quelques petites heures de navigation, j’aurais vu apparaître Vukovar sur ma droite tandis que, sur ma gauche, se seraient dessinées les vertes forêts de la Voïvodine, province du nord de la Serbie. C’est cet emplacement qui valut à Vukovar d’être la ville la plus touchée par la guerre en Croatie et d’être même prise par l’armée fédérale yougoslave et les forces paramilitaires serbes en 1991, contrairement à Osijek. Comme toute une partie de la Slavonie (et d’autres régions de Croatie), Vukovar intégra alors la république serbe de Krajina, une nouvelle entité territoriale contrôlée par la Yougoslavie de Milošević. Quand la guerre prit fin en 1995, la ville fut placée sous administration de l’ONU pendant trois ans avant de réintégrer la Croatie en 1998.
Je suis arrivé à Vukovar le mercredi 4 août, non pas par bateau mais en bus – oui, c’était quand même plus pratique – trente-cinq petits kilomètres de route depuis Osijek. Trente ans après les bombardements qui ont défiguré la ville, Vukovar a été en grande partie reconstruite même s’il reste encore de nombreuses traces de la guerre – impacts de balles sur les portails, toitures effondrées, ruines de maisons détruites – et que de nombreux chantiers subsistent un peu partout. Mais l’autre chose qui impressionne ici, c’est la profusion de monuments, de statues, de plaques commémoratives et d’œuvres artistiques dédiés aux martyrs et aux héros de la bataille de Vukovar, cet affrontement terrible qui a vu la ville tomber après quatre-vingt-sept jours d’un combat acharné contre un ennemi supérieur en nombre et mieux armé. À Vukovar, le souvenir des affrontements de 1991 est partout et une sorte de tourisme mémoriel s’est mis en place au fur et à mesure des années de reconstruction. Le château d’eau de la ville, bombardé durant tout le siège mais toujours debout, en est le monument principal, cet édifice étant rapidement devenu le symbole de la résistance de la « ville martyre ».
Je suis évidemment monté au château d’eau – l’intérieur a été aménagé en un petit musée de la bataille de Vukovar et son sommet offre une vue magnifique – puis j’ai aussi été voir plusieurs des mémoriaux dédiés aux victimes de la guerre. J’étais venu ici sans trop savoir pourquoi mais, dès mon arrivée, il m’a semblé évident que je devais en savoir plus sur les événements qui se sont produits ici, toute la ville en est encore tellement imprégnée…
Quand la guerre de Yougoslavie a commencé, en 1991, j’avais sept ans à peine et je n’en ai qu’un très vague souvenir. Rien dans ma vie n’a changé pendant ou après la guerre, j’ai juste dû apprendre à l’école les noms de plusieurs nouveaux pays, dont celui que j’ai visité trente ans plus tard… Mais pour les gens d’ici évidemment, ça n’a pas été la même chose. Alors il est arrivé un moment où, à chaque fois que je croisais quelqu’un d’au moins mon age dans les rues de Vukovar, je ne pouvais m’empêcher de penser au fait que cette personne avait connu la guerre et ses horreurs. Je veux dire concrètement, et pas via des récits et des reportages… C’était assez étrange de penser à ça car j’ai grandi dans un pays où on t’apprend que ces choses-là ne peuvent plus arriver, ou alors très loin, chez des gens forcément un peu belliqueux et illuminés. Là, je n’étais même pas si loin de chez moi, dans un pays où les gens me ressemblaient beaucoup et où pourtant, il y a trente ans à peine, des bombes tombaient et des citoyens d’un même État s’entretuaient… C’est un truc qui donne à réfléchir, surtout dans le climat politique actuel…
Et c’est au moment où la ville ne m’apparaissait plus que comme une sorte de grand mémorial de la guerre d’indépendance que j’ai été visiter l’exceptionnel musée municipal (gradski muzej) situé à l’intérieur du château Eltz, au bord du Danube. J’ai alors pu constater que Vukovar n’était pas, loin de là, qu’une « ville martyre » dont l’histoire commence – et s’arrête – en 1991. Cela fait près de huit cent ans que la ville existe et son emplacement, à la confluence de la Vuka et du Danube, en a toujours fait un lieu de haute importance en Europe centrale, elle se retrouve donc presque toujours mêlée aux grands événements historiques de la région et le musée, très grand et très fourni, arrive à donner un bel aperçu de cette longue histoire.
Pour ma dernière soirée à Vukovar, je suis aller marcher sous les réverbères le long du fleuve, sur la promenade du Danube, puis je suis rentré par la grande route, en longeant les bâtiments rénovés sur lesquels s’accumulaient les plaques commémoratives, parfois protégées par de nobles bustes en marbre montant la garde. Dans le centre-ville, il y avait un autre buste mais aussi un pont et un graffiti dédiés à Jean-Michel Nicolier, un français venu combattre ici lors de la guerre et faisant partie des plus de deux cents blessés exécutés par les paramilitaires serbes à Ovčara, après avoir été sortis de force de l’hôpital de Vukovar. De partout ou presque, je voyais le château d’eau, illuminé toute la nuit, avec le drapeau au damier rouge et blanc à son sommet.
Je suis reparti de Vukovar le 7 août et, un peu sonné, j’ai retraversé en bus les vastes plaines de Slavonie avant de « jeter l’ancre », de nouveau, à Zagreb.