Il y a quelques jours à Zagreb, j’ai vu le groupe Letu štuke en concert. J’étais de retour en Croatie environ un mois et demi après l’avoir quittée pour réaliser une sorte de « boucle des Balkans » (voir la carte) en passant par la Serbie, le Monténégro et la Bosnie.
Le tracé commence à partir de mon arrivée à Ljubljana le 4 août et court jusqu’à mon retour en Croatie le 26 septembre. Il manque quelques trucs et les itinéraires ne sont pas très corrects mais bon, c’est pas mal quand même…
Je me suis plus ou moins reposé à Zagreb avant de repartir pour une sorte de deuxième voyage dont la première étape se trouve dans la seule ex-république de Yougoslavie que je n’ai pas encore visitée, à savoir la Macédoine (du Nord).
Je trouve rarement le temps d’écrire à propos de ce voyage de dingue mais je compte bien, en tout cas, avancer sur ma série d’articles avec field recordings et photos dès que j’en aurai l’occasion.
En attendant, je vais me contenter de partager quelques sons de ce groupe bosnien que j’ai vu samedi dernier sur la place bana Josipa Jelačića. C’était vraiment du bon, et en plus ils sont potes avec Darko Rundek…
Letu štuke :
La photo de l’article n’a pas grand chose à voir avec Letu štuke, si ce n’est que c’est une photo de Sarajevo et que la plupart de ses membres en sont originaires.
17 Mars 2022, deux ans jour pour jour après l’entrée en vigueur du premier confinement en Macronie. Souvenez-vous, on nous avait demandé d’être patients – et obéissants – pendant deux semaines. Deux ans plus tard, les dernières mesures restrictives liées à l’épidémie tombent enfin, et encore, on ne sait pas pour combien de temps…
À ressortir boire une bière ou un café dans un bistrot, à rediscuter avec des gens dotés d’une bouche et d’un nez, j’ai l’impression – et ce n’est pas qu’une impression – de sortir d’une période d’asociabilité de deux ans.
Nous tombons le masque au moment même où éclate une nouvelle guerre. Cent un ans après avoir terrassé la Makhnovtchina, l’Armée rouge repart à l’attaque de l’Ukraine. Les immeubles s’écroulent, les civils meurent par centaines et les médias français, en transe (une pandémie puis une guerre, quelle chance inouïe), déclarent tous qu’il s’agit de la première guerre en Europe depuis la World War II, reléguant aux oubliettes le conflit yougoslave, ses camps de concentration, son siège de Sarajevo et ses négligeables 140 000 morts, alors même que Marioupol est en train de devenir une nouvelle Vukovar. Nous vivons vraiment une drôle d’époque…
C’est dans ce climat étrange que j’ai décidé de faire une sorte de bilan musical de mes deux ans de vie sous pandémie. La musique ayant toujours occupé une place centrale chez moi – en écouter est une de mes activités principales – ces deux dernières années ont été forcément, disons, significatives à ce niveau-là.
Chaque époque de ma vie a sa bande-son, voici celle qui va de Mars 2020 à Mars 2022, en sachant que je me suis quand même soumis à une contrainte bien nécessaire : étant donné que j’écoute énormément certains artistes, je me suis limité à un titre par musicien/groupe, sans quoi trois ou quatre d’entre eux auraient pris toute la place… La seule petite entrave à cette règle venant d’un Bob Dylan qui figure à la fois comme interprète de Key West (Philosopher Pirate) et comme auteur du My Back Pages interprété par les Magokoro Brothers. Pour le reste, je crois qu’il s’agit d’une compile assez variée même si quelques tendances se dessinent, et notamment une tendance croate, conséquence de ma virée en Croatie l’été dernier !
Pour écouter les morceaux, cliquez sur Play et laissez dérouler la bande-son, vous pouvez aussi passer quand ça vous saoule, il y a vingt titres et ça part vraiment dans tous les sens ! Un peu plus bas, le tracklisting de la compilation avec, à chaque fois, le nom de l’artiste, le titre du morceau, l’album dont il est issu, l’année de sa sortie et la nationalité du musicien/groupe, agrémenté parfois d’un petit commentaire…
1. Bob Dylan : Key West (Philosopher Pirate) – extrait de Rough and Rowdy Ways, 2020, USA Voir Le tube de l’été. 2. Darko Rundek : Zagrebačka Magla – extrait de U Sirokom Svijetu, 2000, Croatie Chanteur et guitariste du groupe de rock Haustor, culte en ex-Yougoslavie, Darko Rundek a aussi mené une longue et brillante carrière solo à partir des années 90. Inconnu en France, il est une sorte d’icône underground en Croatie. 3. Ani DiFranco : Garden of Simple – extrait de Revelling/Reckoning, 2001, USA Pour ces quelques vers, redécouverts aux premiers jours du confinement : Science chases money and money chases its tail / and the best minds of my generation can’t make bail / but the bacteria are coming to take us down, that’s my prediction / it’s the answer to this culture of the quick fix prescription. 4. Scarlett Johansson (feat. David Bowie) : Fannin Street (Tom Waits) – extrait de Anywhere I Lay My Head, 2008, USA En 2008, l’actrice Scarlett Johansson a sorti un disque dans lequel 10 des 11 morceaux sont des reprises de Tom Waits. Ce n’est pas l’album du siècle mais, au final, elle se sort plutôt pas mal de cet exercice pourtant casse-gueule… 5. Geto Boys (Scarface) : G-Code – extrait de The Foundation, 2005, USA Ce morceau est un peu devenu l’hymne de mes errances interdites dans la ville confinée ou sous couvre-feu… 6. General Woo : Ja Sam Ulica – extrait de Pad Sistema, 2014, Croatie Une autre découverte croate. Ja Sam Ulica signifie Je Suis la Rue… 7. DJ Krush : Inkling – extrait de Trickster, 2020, Japon 8. Bishop Nehru & DJ Premier : Too Lost – extrait de Nehruvia: My Disregarded Thoughts, 2020, USA 9. Magokoro Brothers : My Back Pages (Bob Dylan) – extrait de Masked And Anonymous: Music From The Motion Picture, 2003, Japon Cette géniale version japonaise du My Back Pages de Bob Dylan est à l’image du film dont elle constitue le générique d’ouverture, Masked & Anonymous, un truc complètement barré et décalé que quelques personnes – comme moi – adorent mais que beaucoup de gens détestent ! 10. Hubert-Félix Thiéfaine : Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable – extrait de En concert à Bercy, 1999, France La version studio de cette chanson figure sur l’album Le Bonheur de la Tentation sorti en 1998, mais je préfère cette version live… 11. Les Goules : Dimanche – extrait de Les Animaux, 2007, Canada 12. Scott H. Biram : Everything Just Slips Away – extrait de Fever Dreams, 2020, USA Scott H. Biram est un bluesman texan que je suis depuis une quinzaine d’années. Son dernier album en date, Fever Dreams, sorti pendant la pandémie, est une vraie réussite. 13. Neil Young : The Painter – extrait de Prairie Wind, 2005, USA Je n’écoutais plus Neil Young depuis un bon moment quand, en Mars 2020, pris de nostalgie allez savoir pourquoi, je me suis replongé dans certains albums du Loner… 14. Pips, Chips & Videoclips : Bog – extrait de Bog, 1999, Croatie 15. Bruce Springsteen : Thunder Road – extrait de Born To Run, 1975, USA 16. Wang Wen : A Beach Bum – extrait de 100,000 Whys, 2020, Chine A Beach Bum, un clochard des plages, c’est ce à quoi j’ai du ressembler plusieurs fois ces dernières années lors de mes errances sur la côte atlantique… cependant que mes écouteurs crachaient du Wang Wen. 17. Billy Bragg : Never Cross a Picket Line – extrait de Rock The Dock, 1998, Angleterre 18. Unknown : 願榮光歸香港 – extrait de la révolte, 2019, Hong Kong Le mouvement de révolte de 2019-2020 à Hong Kong a été très loin et a suscité beaucoup d’espérance. Hélas, la pandémie en a brisé l’élan et le pouvoir a profité de l’accalmie pour mettre en place une nouvelle loi qui a permis de faire emprisonner la plupart des leaders du mouvement. Aujourd’hui, à Hong Kong comme dans bien d’autres pays, il est très difficile de reprendre les luttes là où elles en étaient avant l’instauration des « mesures sanitaires »… Bonus track 1. Hualun : The Song of Maldoror– extrait de Asian River, 2010, Chine Hualun vient de Wuhan, aujourd’hui ça vous place un groupe, mais lorsque je les ai découvert – grâce au film An Elephant Sitting Still dont ils ont composé la bande originale – pas grand monde ne connaissait cette ville… Bonus track 2. Tiana Major9 & EARTHGANG : Collide– extrait de Queen & Slim: The Soundtrack, 2019, USA Et pour finir de façon cool et tranquille, un titre extrait de la B.O. du méconnu mais excellent Queen & Slim, dernier film qu’on ait vu au ciné avant qu’il ferme…
***
Je conclus avec quelques livres lus durant cette période et que je voulais partager…
Carlo Levi : Le Christ s’est arrêté à Eboli Au début du confinement, nous avons fait un tri dans notre bibliothèque pour aller mettre dans une boite à livres les ouvrages qu’on ne lirait pas, ou plus. J’allais y mettre Le Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi car je le traînais depuis des années sans le lire. J’y ai quand même jeté un dernier coup d’œil et j’ai alors constaté que le tout premier mot du livre, le tout premier mot de la préface, était « confinato », confiné. Étant donné la situation dans laquelle nous étions, comment ne pas le lire sur le champ après avoir vu ça ? Résultat, j’ai pris une énorme claque, ce livre est un chef d’œuvre.
Max Stirner : L’Unique et sa propriété « Tout l’inepte bavardage de la plupart de nos journaux, n’est-ce pas incohérences de fous, qui souffrent de l’idée fixe, moralité, légalité, christianisme, etc., et qui paraissent s’agiter librement parce que l’asile d’aliénés où ils se démènent occupe un large espace ? »
Karl Marx, Friedrich Engels : L’Idéologie allemande Critique d’une certaine pensée allemande de l’époque, mais beaucoup plus universel que ne le laisse entendre le titre… « L’État étant la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’État et reçoivent une forme politique. De là, l’illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète.
Patrick Drevet : Quand la ville se tait – Chronique d’une sidération, mars-juin 2020 Les carnets d’un anarchiste nantais qui arpente les rues de sa ville pendant le confinement, stupéfait par la docilité de ces concitoyens… J’aurais pu écrire quasiment chaque phrase de ce livre, j’ai vécu et ressenti exactement les mêmes choses durant ces deux mois surréalistes…
Bekim Sejranović : Ton fils Huckleberry Finn « Souvent, pendant que les autres dormaient, je restais toute la nuit à écouter les discussions des oiseaux pêcheurs, à quelques kilomètres de distance en amont et en aval de notre petit bateau, et alors, je réfléchissais au fait qu’en réalité, tout ce que tu vois ou entends est déjà un passé irréversible. Alors même que tu prends conscience de ta propre vie, tu n’es déjà plus là. »
Rundek Cargo Orkestar (Darko Rundek) : Zagrebačka magla(La brume de Zagreb), live :
***
D’abord logé à Gajnice, très à l’ouest du centre-ville, on prend souvent le tramway à la station terminus Črnomerec et je deviens rapidement fan de ce lieu plein de kiosques, de stands, de cafés et de pekare (pekara/pekarnica, sortes de boulangeries où l’on vend toutes sortes d’en-cas et qui sont pour certaines ouvertes toute la nuit). Nos trajets se font sur la ligne 11 qui traverse tout Zagreb d’ouest en est et qui donne son nom à un des groupes pionniers du hip-hop croate, Tram 11. C’est le retour dans la ville, avec un grand Z, et j’ai toujours adoré zoner en ville.
On traîne d’abord à Gajnice puis on découvre le centre-ville avant d’aller nous perdre volontairement dans différents quartiers. On squatte les terrasses du Spunk, du Mali Medo et de quelques autres, on marche des heures et on rentre tard la nuit tandis que la nature reprend ses droits à Črnomerec…
Malka retourne ensuite en France et je prends un lit dans une auberge de jeunesse bondée où la clim tourne à plein régime jours et nuits. Je partage ma chambre avec un croate, deux américains, un anglais et un turc. L’auberge est située tout près du stade Maksimir où joue le Dinamo Zagreb, mais je traîne plutôt à côté, dans le grand parc du même nom ouvert 24 heures sur 24. Je projette de randonner sur la montagne Medvednica mais – est-ce le manque de temps, la chaleur écrasante ou juste une histoire de flemme – je finis par y renoncer.
Je continue d’explorer la ville, prends le frais dans le tunnel Grič et me procure une compilation de musiques actuelles croates. J’y découvre plusieurs groupes et en découvrirai beaucoup d’autres par extension – voir Rayon Découvertes #4 – mais la « brume de Zagreb » chanté par Darko Rundek, ça reste quand même vraiment le top.
Après six jours à Z, je refais mon sac, marche jusqu’à la gare routière et pars explorer une autre ville…