• Antiblockhaus

    En juin 2021, j’ai fait une marche sur la Côte d’Opale, de La Panne à Dunkerque, soit un peu plus de vingt kilomètres à longer la mer sur la plage. À plusieurs reprises, de violentes averses m’ont obligé à aller me réfugier dans les seules choses proches capables de m’abriter : des blockhaus. Entre Bray-Dunes et Leffrinckoucke, ce n’est pas ce qui manque et j’en étais très heureux car il n’a pas arrêté de pleuvoir… Parfois bloqué pendant assez longtemps dans ces abris un peu sinistres, j’ai fini par faire des enregistrements avec mon Zoom H4N histoire de passer le temps. La base du morceau Antiblockhaus – le crépitement que l’on entend tout au long de la piste – vient de là, il s’agit du bruit de la pluie sur le sable capté de l’intérieur de mon bunker…

    Antiblockhaus n’est pas un plaidoyer contre ces très romantiques ouvrages militaires qui m’ont servi d’abris, le préfixe anti signifie ici inverse, opposé, car cette composition se veut le contraire du blockhaus, cette carapace de béton armé, sombre et isolée, à l’épreuve des balles mais aussi de tout le reste, de la pluie, du vent, du soleil… Antiblockhaus propose d’aller sous l’averse et de laisser le bunker se faire lentement ensevelir par les sables, il est temps de vérifier si les explosions que l’on entend au loin sont des feux d’artifice ou des bombardements. Il faudra bien sortir un jour de toute façon, quel que soit le risque, non ?

    Audio : Manu / Visuel : Malka

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  • La Flandre ( Gent, Brugge, Bruxelles, De Panne, Dunkerque )

    Appuyez sur Play pour enclencher la « bande-son » de l’article, un montage de field recordings réalisés pendant le voyage (27.05.2021 / 5.06.2021)…

    27 Mai 2021, je prends le bus pour Gent (le nom de la ville en flamand, tellement mieux que Gand, en français, qui donne envie de ne pas y aller) dans la gare routière la plus sinistre d’Europe, celle de Paris-Bercy Seine, dans le parking souterrain « derrière l’espace musculation »… J’ai les résultats de mon test PCR sur moi, l’écouvillonnage nasopharyngé est devenu la condition pour passer les frontières, même celles de la Belgique, mais puisque je suis quelqu’un de négatif, tout va bien.

    Gent :

    Première nuit dans un hôtel pourri de banlieue gantoise, dans une Zone Industrielle pleine d’éoliennes, à côté d’une entreprise de dépannage automobile où rouillent les voitures publicitaires, les carrioles et les vans tractés d’un cirque ayant déposé le bilan. Je ne suis pas loin du port et d’un grand bâtiment rouge aujourd’hui sous enseigne Décathlon mais qui fut autrefois une usine de textile. Beaucoup de choses ici sont d’anciennes usines de textile. La nuit, les jeunes viennent jouer au basket sur le terrain fabriqué par & réservé à Décathlon juste à côté du magasin…

    La brique rouge, si typique des quartiers prolétaires du Nord, domine déjà. Gent, ancien bastion de l’industrie textile, ancienne cité ouvrière, avec son port relié à la Mer du Nord via le Kanaal Gent-Terneuzen qui traverse la Hollande. Gent, ville grandiose et ville détruite, ville millénaire et en travaux, on y retape des bâtiments entiers sans toucher aux éléments historiques ou artistiques dessus.

    Je me balade en regardant en l’air : vieilles bâtisses monumentales, cathédrales aux clochers touchant le ciel, cheminées d’usines, ponts autoroutiers au-dessus des arbres, immeubles troués à côté des grues de chantiers… Le prolétaire volant de Maïakovski, qui planait du côté de Moscou, aurait eu sa place ici aussi, il y a d’ailleurs un quartier de la ville qui s’appelle Moscou !
    Les époques se mélangent sur les façades et les toits. Gent dit être le secret le mieux gardé d’Europe, c’est peut-être vrai.

    Kif de prolo-touriste : Visiter le Musée de l’Industrie.

    Aux pieds des grues, des machines
    de quelques monstres de ferraille
    au bord du canal, sur les rails
    au bar ou à l’usine

    Dans la vieille ville abimée
    les pelleteuses sculptent des décors de dessin animé
    sur les murs déchirés des hôtels à l’abandon
    des graffeurs ont laissé leur nom

    Brugge :

    Après trois jours à Gent, je suis parti pour Bruges (Brugge en flamand) où j’ai trouvé le meilleur hôtel du monde (Hotel ‘t Putje) dans la ville aux meilleures bières du monde. Au supermarché, la caissière m’a dit « hallo, bonjour, hello », je n’ai pas su en quelle langue répondre. Par contre, j’ai répondu en anglais au flic qui m’a demandé (en flamand) de mettre mon masque dans la rue, il n’a pas compris et a tracé sa route.

    Puis j’ai trouvé la source de la Straffe Hendrik, ma bière préférée. J’en ai surement un peu trop bu car j’ai fini par lui composer un poème :

    Des lunes se dessinent aux lanternes
    aux hasards des rues pavées
    au sortir des tavernes
    et sur les bords de la Reie
    Sous les pintes et les demis
    qui passent entre nos mains
    dans les épiceries de nuit
    entre deux Charles Quint
    Moonchild moonshiner
    la source, la place
    la naissance, le cœur
    Brouwerij Henri Maes

    Bruxelles :

    Après deux jours à Bruges, j’ai décidé de revenir à Bruxelles. Revenir, car Bruxelles est la dernière ville étrangère que j’ai visité avant le confinement de Mars 2020 et le grand basculement, c’était à peine trois semaines avant le verrouillage du pays et nous nous foutions encore complétement du covid-19.

    J’ai pris deux nuits dans une chambre grinçante du quartier européen : plancher en bois, lit une place, fenêtre sur rue, rumeurs de la ville & chant des sirènes, bouilloire, salle de bain collective et ronflements de la chambre voisine.

    Je cours les rues Jupiler – immeubles gris, arbres aux troncs emprisonnés dans le bitume, emballages, sacs plastique, tickets de métro, tickets de caisse, meubles solitaires sur les trottoirs détrempés – croise une amie qui ne me voit pas, squatte les terrasses les plus populo, bois des cafés dans un grand parc plein d’oiseaux de nuits et d’hommes d’affaires quelque part aux pieds des buildings de verre et de béton. On est loin de Gent, on est loin de Brugge, et je repars après quarante-huit heures, direction La Panne, sur la côte, juste à la frontière française.

    La nuit tire sa couverture
    Je vais d’une ville à l’autre
    dans des bruits de ferraille
    sur les rails qui éventrent la campagne
    Comment dormir sur cette Terre
    quand il faut la parcourir ?
    Il y a tant de choses à faire
    avant de mourir

    De Panne / La Panne :

    À La Panne, la plage était vide, la grande roue ne fonctionnait pas et j’ai squatté dans un étrange hôtel qui n’avait pas fini d’être retapé. Puis, alors que je marchais vers Saint-Idesbald pour, une nouvelle fois, trouver la source d’une bière (beaucoup moins bonne que la Straffe Hendrik mais beaucoup plus bue sur mon comptoir préféré du vingtième arrondissement) je suis tombé sur le spot rêvé de tout amateur de urbex – comme on dit aujourd’hui – un camping abandonné !

    Voir aussi : Broken World VII

    Après avoir trainé, émerveillé, dans tous les blocs du camping, j’ai été regarder le coucher de soleil sur la plage. Le lendemain, je suis parti de cette même plage pour débuter ma marche de vingt kilomètres entre La Panne et Dunkerque, un parcours en bord de mer avec pour objectif de passer la frontière à pied sans me faire remarquer, évitant ainsi d’avoir à payer un foutu écouvillonnage nasopharyngé en Belgique !

    Dunkerque :

    Le 4 Juin, j’ai passé la frontière sans problème, je causais avec un ch’ti qui me racontait dans le détail l’histoire de l’opération Dynamo à Dunkerque. Quand je lui ai demandé si on était passé en France, il m’a répondu qu’on venait juste de le faire. C’est aussi à ce moment-là que la pluie s’est mise à tomber, mais c’était un moindre mal.

    Des chinois philosophent dans un bistrot du bord de mer
    Europe du Nord, soleil mouillé qui dégouline sur l’Angleterre

    Vingt bornes de plages désertes, de ciel gris, de dunes, de mer et de pluie. Je m’abrite dans les blockhaus recouverts de graffitis et à moitié enfoncés dans le sable. Bray-Dunes, Zuydcoote, Leffrinckoucke, Malo-les-Bains, Dunkerque.

    Je dois traverser toute la ville pour rejoindre mon hôtel perdu dans une sombre zone commerciale en bordure de la D601. Comme d’habitude j’ai pris le moins cher mais, même le moins cher, parfois, ça ne passe pas.

    En arrivant à l’accueil, on me signifie que je dois régler les trente-deux euros de la chambre, je croyais que c’était déjà payé mais apparemment non, je n’ai fait que réserver. Sauf que ma carte bancaire ne passe pas, et que je me rends rapidement compte que j’ai complétement crevé le plafond de mon découvert. Vu que je n’ai pas d’autre carte et plus aucune liquidité, je suis plutôt dans la merde.

    J’ai passé un paquet de nuits dehors dans ma vie mais là, dans ce coin paumé de Dunkerque, alors que je suis trempé et que j’ai plus de vingt kilomètres de marche dans les jambes, c’est une perspective qui ne m’enchante pas des masses…

    Je flippe un moment puis trouve une solution en réussissant à me connecter au wifi du grand centre commercial dégueulasse pas loin de l’hôtel. Il se trouve qu’on peut aujourd’hui faire des virements immédiats de compte à compte, même aux heures de fermeture, merci internet. Je vire donc quelques euros de mon piètre compte épargne à mon déficitaire compte courant puis tire quarante balles au distributeur. Je retourne ensuite dans mon palace et obtient la clef de ma chambre humide dans laquelle je pousse le chauffage électrique à fond. A mon unique petite fenêtre : un restaurant bon marché et une cour encadrée de murs en tôle recouverts de barbelés ; de l’autre côté, le flot ininterrompu des voitures sur la grande route.

    Je m’endors alors qu’une ventilation énorme souffle sur le corridor derrière ma porte et que mon voisin tousse à s’en arracher les poumons.

    Un clochard des plages sur le port, près des containers
    tandis que les vagues font rage dans un brouillard centenaire
    dévorent la falaise, le casino fantôme
    on dit que demain la mer étendra ici son royaume
    sur la gare de triage où crèvent les wagons
    sur les hangars géants qui massacrent l’horizon
    Nous attendons la sanction, sans sortir la tête
    comme des boy-scouts dans des blockhaus bloqués par la tempête

    Je suis rentré fauché, comme à la fin de chacun de mes voyages, j’ai traversé les campagnes de France « à l’heure où les hommes plissent les yeux pour voir les blés dans la lumière du jour », le nez contre la vitre du bus, pensant déjà au prochain périple.

    Manu – Zuunzug

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  • Broken World VII

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    Bâtiments abandonnés, vitres brisées, murs tagués, gouttières rouillées, maisons vides, toits en tuiles qui s’effondrent, stations essence décrépites, journaux poussiéreux, vieux magazines humides, mauvaises herbes envahissant les terrains vagues, paniers de basket sans filets, couloirs souterrains, immeubles gris, taudis, hôtels miteux, fantômes, bienvenue dans la catégorie d’articles Broken World. Alors que le « monde d’avant » est bel et bien en voie de disparition et que les choses changent à une vitesse phénoménale, voilà le septième épisode de la « série ». Il jette un regard sur ce qui était et n’est quasiment plus, la partie détruite de nos villes et de nos villages où je me plais à errer, à perdre mon temps, probablement plus par amour des choses et des gens vaincus, cassés, démolis, que par nostalgie. Les photos qui suivent ont été prises en Croatie (Zagreb, Osijek, Vukovar, Gospić, Smiljan), en Belgique (Gent, De Panne) et en France (Dunkerque, Le Mans).

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    Une ancienne fabrique d’huile alimentaire (1916-1986).
    Les catacombes d’Osijek. Nina was here…
    « Notre vraie vie n’est pas ailleurs, elle est ici / Nous sommes au monde, on nous l’a assez dit. »
    Vukovar, une ville presque entièrement détruite lors des affrontements entre les armées serbe et croate en 1991. Le chateau d’eau, criblé de balles et d’obus mais toujours debout, est devenu le symbole de la ville.
    Camping à l’abandon envahit par le sable, De Panne (La Panne).
    A Gent (Gand), ancienne place forte de l’industrie textile, tout est désormais en travaux, j’ai adoré cette ville…
    « On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. »
    30.05.2021
    « Tout cela aussi est caché derrière les néons rouges des réclames agressives qui peuplent les façades de nos vies désespérées. »
    Osijek, Hrvatska.
    Tu regardes par un carreau cassé au hasard d’une rue et voilà sur quoi tu tombes. C’est tellement poétique que tu penses une minute qu’il s’agit d’une installation, d’une mise en scène, mais non, c’est juste un appartement abandonné.
    Smiljan, village de naissance de Nikola Tesla. (C’est un vrai mec pas une voiture d’Elon Musk…)
    Un hiver, dans une France morte et sous couvre-feu.
    10.8.2021
    « Comment ne pas assumer la condition de brebis galeuses – ou si vous préférez d’hérétiques – de ces mondes-là. »
    Une usine, fermée depuis longtemps, sur les bords de la Sarthe…
    30.4.2021
    Petite exposition dans un bar en Croatie. Tout le monde déteste la police…
    En mode camping.
    Sculpture dédiée aux opposants et aux victimes du nazisme et des oustachis, Zagreb.
    Hellcom to Sjenjak…
    « L’histoire ne fait rien, c’est l’homme, réel et vivant, qui fait tout. »

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    Citations : Léo Ferré, Francis Scott Fitzgerald, Jack Kerouac, Patrick Drevet, Karl Marx.

    Photos & textes : Manu – Zuunzug.

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