• Pic, de Jack Kerouac

    « Penses-tu qu’ils vont le mettre à la porte ? » a demandé Slim, rendu curieux, pis l’homme a répondu : « Henry ? S’ils vont le mettre à la porte ? » Là, j’ai eu peur qu’il reparte pis qu’il revienne plus. « Tu veux dire Henry ? » pis il a regardé ailleurs en baissant la tête, il avait l’air trop fatigué pour faire autre chose que de baisser la tête. « Je te le dis, il a le record mondial pour ça. Il s’est fait mettre à la porte plus souvent qu’il a été engagé ».

    Pic, dernier roman de Jack Kerouac, terminé en 1969 et publié deux ans tard à titre posthume, est un livre bien particulier dans la bibliographie du « King of the Beats ». S’il reprend tous les thèmes chers à l’auteur – le stop, le jazz, l’errance, la pauvreté – ce n’est pas par le biais des virées de Sal Paradise, Ray Smith ou encore Jackie Duluoz, les alter ego de Jack dans ses précédents livres, mais à travers les aventures d’un jeune orphelin noir de Caroline du Nord, Pictorial Review Jackson, dit Pic.

    À la mort de son grand-père, Pic doit aller vivre chez sa tante dans une grande maison accueillant une douzaine de membres de la famille. Mais le jeune garçon est détesté par le vieil oncle aveugle, ainsi que par plusieurs autres membres du foyer, à cause d’une histoire liée à son père, que Pic n’a pas connu. Il n’a pas beaucoup connu sa mère non plus, morte quand il était jeune, et à peine plus son grand frère, parti sans prévenir il y a longtemps. C’est pourtant de ce frère, Slim, que viendra la libération.
    Arrivé tout droit de New York, il vient se proposer pour adopter le petit Pic et l’emmener vivre à la ville avec lui. Devant l’hostilité de la famille pour ce projet, Pic et Slim devront attendre la nuit pour filer par la fenêtre, sous le regard complice de leurs cousins…

    Pour rendre son Pic crédible, Kerouac a écrit tout son roman dans le dialecte des Noirs du Sud des États-Unis, cette même manière de parler à laquelle il avait emprunté le mot beat, comme il l’a toujours précisé dans ses interviews. Pour la version française, le roman a été traduit en québécois, une idée géniale qui aurait sûrement beaucoup plu à Kerouac, dont c’était la langue maternelle.
    Le narrateur étant Pic lui-même, l’histoire est racontée de manière très enfantine, c’est drôle et émouvant, joyeux et triste, tout comme l’est le jeune orphelin vagabond sur les routes, voyageant avec Slim de la Caroline du Nord à New York puis de New York à San Francisco. La traversée du continent est expédiée en quelques pages mais elle ne peut malgré tout que rappeler celles de Jack dans Sur La Route. On y retrouve d’ailleurs le « fantôme de la Susquehanna », un clochard solitaire présent dans Route, et qui a ici droit à un chapitre à son nom ainsi qu’à un long monologue farfelu. Ce même « fantôme » parle d’ailleurs d’un « jeune homme » avec qui il a marché « il y a trois ans », et qui pourrait tout à fait être Jack. Il y a aussi ce type en sueur qui s’agite, encourage en hurlant les musiciens dans un bar à jazz et ressemble beaucoup à Neal Cassady, le héros du roman de 1957… Les similitudes avec Route sont nombreuses et on peut même avoir parfois l’impression que Pic en est une sorte de réécriture, en beaucoup plus rapide (quelques heures de lecture) et à travers les yeux d’un enfant de dix ans.
    Il paraît que Kerouac avait un moment envisagé de faire se rencontrer Pic, Slim, Sal Paradise et Dean Moriarty (Jack et Neal dans Sur La Route) à la fin du livre, avant de finalement renoncer. Cela aurait pourtant donné un sacré final à son œuvre !

    S’il n’est pas le roman le plus important de Kerouac, Pic n’en est pas moins un livre prenant et attachant, conseillé aux grands comme aux petits, à lire sur le bord de la route en attendant qu’une voiture s’arrête ou une journée de farniente dans un jardin sous un grand soleil.

    « C’est la seule façon de vivre, disait Slim, arrange-toi juste pour ne pas mourir. 

    Extraits : Pic de Jack Kerouac. Traduit par Daniel Poliquin. Éditions de La Table Ronde (1988)

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  • The Last Of The Beats

    Lawrence Ferlinghetti, le dernier des membres originels de la Beat Generation des 50’s, a cassé sa pipe il y a deux jours, à l’âge respectable de… 101 ans.

    Poète et fondateur de la librairie et maison d’édition City Lights Books à San Francisco, il y avait publié le fameux Howl and Other Poems d’Allen Ginsberg, qui lui valu un procès pour obscénité en 1956. Un procès qu’il gagna et qui mit en lumière le recueil de Ginsberg et, par extension, les auteurs et poètes qui gravitaient autour de lui et qu’on appellerait plus tard la Beat Generation.

    Lawrence Ferlinghetti apparait dans plusieurs livres de Jack Kerouac, mais il est surtout présent dans Big Sur, sous le nom de Lorenzo Monsanto, puisque c’est à lui qu’appartient la cabane perdue dans les hauteurs de Big Sur où Kerouac part méditer, écrire, puis finalement devenir à moitié dingue.

    C’est d’ailleurs dans ce livre qu’on trouvera peut-être le plus bel hommage à Ferlinghetti/Monsanto, écrit avec soixante ans d’avance… Lisez ça :

    Pour le moment en tout cas, le pauvre Monsanto, qui est un homme de lettres, veut s’entretenir avec moi des dernières nouvelles littéraires, des faits et gestes des uns et des autres ; et puis Fagan entre dans la boutique (en bas près du vieux bureau à cylindre de Monsanto que je n’ai jamais pu voir sans regret : pendant toute ma jeunesse j’ai eu l’ambition de devenir une espèce d’homme d’affaires de la littérature avec un bureau à cylindre, combinant ainsi l’image de mon père et celle que je me faisais de moi-même en écrivain, ce que Monsanto a réussi à accomplir, sans même se donner la peine d’y songer, sans le moindre effort). Monsanto avec ses grosses épaules carrées, ses grands yeux bleus, sa peau rosée frissonnante et ce sacré perpétuel sourire qui lui a valu au collège le surnom de « Frère Sourire », et qui vous fait vous demander souvent : « Sourit-il vraiment ? » jusqu’au jour où vous vous dites : « Si Monsanto cessait de sourire, comment le monde pourrait-il continuer de tourner, voyons ? »

    Je n’ai jamais croisé le sourire de Ferlinghetti, mais j’ai eu la chance de trainer dans sa librairie en Juillet 2014 et au Vesuvio Cafe, juste en face, où il avait ses habitudes.

    Dès 1988, la rue piétonne entre la City Lights Books et le Vesusio a été rebaptisée la Jack Kerouac Alley. Quand on y était, il y avait toujours des musiciens en train de faire la manche ou un type (toujours le même) qui vendait un journal politique communiste. A une rue de là, il y a le Beat Museum et à cent mètres, le Specs Cafe, qui est le véritable repaire des Beats et des pirates d’aujourd’hui…

    Holy New York Holy San Francisco Holy Peoria & Seattle Holy Paris Holy Tangiers Holy Moscow Holy Istanbul!
    Holy time in eternity holy eternity in time holy the clocks in space holy the fourth dimension holy the fifth International holy the Angel in Moloch!

    Allen Ginsberg

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  • Le tube de l’été

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    Mon tube de l’été à moi, il est à chercher du côté du nouvel album de Bob Dylan, « Rough And Rowdy Ways », sorti en Juin 2020. Si la critique s’est extasiée sur le morceau fleuve (17 minutes, quand même) « Murder Most Foul », pour moi la pièce maîtresse de l’album est la dernière chanson du CD1 : « Key West (Philosopher Pirate) ».

    Déjà, quand mon songwriter préféré cite mon auteur préféré, ça me plait !

    « I was born on the wrong side of the railroad track / Like Ginsberg, Corso and Kerouac »

    Les liens entre les chansons de Bob Dylan et les romans de Jack Kerouac ont toujours été évidents. Dans son article « Bob Dylan’s Beat Visions (Sonic Poetry) » (extrait du recueil « Kerouac On Record ») Michael Goldberg met en lumière le génial pillage de Dylan pour son morceau « Desolation Row », dans lequel on retrouve un nombre invraisemblable de références au roman « Desolation Angels » de Kerouac. Que le chanteur cite enfin (à 79 ans !) le romancier à qui il doit tant, voilà qui fait plaisir !
    Évidemment cela ne suffit pas à faire un tube de l’été, d’ailleurs « Key West » n’a rien d’un tube de l’été, c’est une composition de 9 minutes pas dansante du tout ! À l’image de l’ambiance générale du dernier album de Bob, c’est calme, étrange, envoûtant et ça s’est révélé être la bande son parfaite pour mes errances estivales, 300/400 kilomètres de marche en temps de pseudo crise sanitaire.

    Key West est une île de Floride à plus de 180 kilomètres de la côte mais à laquelle on peut accéder via la Overseas Highway, une sorte d’autoroute sur la mer… Dylan encense ce bout du monde, ce « pays de la lumière », et certifie que si tu perds la raison, tu la retrouveras à Key West. Il y est aussi question de William McKinley, vingt-cinquième président des États-Unis, assassiné en 1901, et d’une radio pirate émettant depuis le Luxembourg et Budapest… Dylan raconte encore avoir été marié à une prostituée à douze ans puis il essaie de retrouver le signal de sa radio… Atmosphère vaporeuse, poésie opaque, accordéon discret, rythmique lente et lointaine, pas vraiment la recette pour faire danser dans les discothèques. Qu’à cela ne tienne, il n’y a plus de discothèques.

    Key West (Philosopher Pirate) by Bob Dylan

    McKinley hollered, McKinley squalled
    Doctor said, « McKinley, death is on the wall
    ‪Say it to me, if you got something to confess »
    ‪I heard all about it, he was going down slow ‬
    ‪I heard it on the wireless radio ‬
    ‪From down in the boondocks way down in Key West
    ‪I’m searching for love, for inspiration ‬
    ‪On that pirate radio station
    ‪Coming out of Luxembourg and Budapest ‬
    ‪Radio signal, clear as can be
    ‪I’m so deep in love that I can hardly see ‬
    ‪Down on the flatlands, way down in Key West


    Key West is the place to be ‬
    ‪If you’re looking for immortality ‬
    ‪Stay on the road, follow the highway sign ‬
    ‪Key West is fine and fair
    ‪If you lost your mind, you will find it there
    ‪Key West is on the horizon line

    ‪I was born on the wrong side of the railroad track
    ‪Like Ginsberg, Corso and Kerouac
    ‪Like Louis and Jimmy and Buddy and all the rest ‬
    ‪Well, it might not be the thing to do ‬
    ‪But I’m sticking with you through and through ‬
    ‪Down in the flatlands, way down in Key West
    ‪I got both my feet planted square on the ground ‬
    ‪Got my right hand high with the thumb down ‬
    ‪Such is life, such is happiness
    ‪Hibiscus flowers, they grow everywhere here
    ‪If you wear one, put it behind your ear
    ‪Down in the bottom, way down in Key West ‬


    Key West is the place to go
    ‪Down by the Gulf of Mexico ‬
    ‪Beyond the sea, beyond the shifting sand
    ‪Key West is the gateway key ‬
    ‪To innocence and purity ‬
    ‪Key West, Key West is the enchanted land

    ‪I’ve never lived in the land of Oz ‬
    ‪Or wasted my time with an unworthy cause ‬
    ‪It’s hot down here, and you can’t be overdressed
    ‪Tiny blossoms of a toxic plant ‬
    ‪They can make you dizzy, I’d like to help you but I can’t
    ‪Down in the flatlands, way down in Key West ‬
    ‪Well, the Fishtail Palms, and the orchid trees
    ‪They can give you that bleeding heart disease
    ‪People tell me I ought to try a little tenderness ‬
    ‪On Amelia Street, Bayview Park ‬
    ‪Walking in the shadows after dark ‬
    ‪Down under, way down in Key West ‬
    ‪I played Gumbo Limbo spirituals
    ‪I know all the Hindu rituals ‬
    ‪People tell me that I’m truly blessed ‬
    Bougainvillea blooming in the summer, in the spring
    Winter here is an unknown thing
    Down in the flat lands, way down in Key West

    Key West is under the sun, under the radar, under the gun
    You stay to the left, and then you lean to the right
    Feel the sunlight on your skin, and the healing virtues of the wind
    Key West, Key West is the land of light

    Wherever I travel, wherever I roam
    I’m not that far from the convent home
    I do what I think is right, what I think is best
    Mystery Street off of Mallory Square
    Truman had his White House there
    East bound, West bound, way down in Key West
    Twelve years old, they put me in a suit
    Forced me to marry a prostitute
    There were gold fringes on her wedding dress
    That’s my story, but not where it ends
    She’s still cute, and we’re still friends
    Down on the bottom, way down in Key West
    I play both sides against the middle
    Trying to pick up that pirate radio signal
    I heard the news, I heard your last request
    Fly around, my pretty little Miss
    I don’t love nobody, give me a kiss
    Down on the bottom, way down in Key West

    Key West is the place to be
    If you’re looking for immortality
    Key West is paradise divine
    Key West is fine and fair
    If you lost your mind, you’ll find it there
    Key West is on the horizon line

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