• Visions de Cody

    « Jadis sous le soleil rouge – ce fou de Cody, dont ceci est l’histoire, oyez braves gens. »
    Jack Kerouac : Visions de Cody

    « Visions of Cody is a bizarre book with a bizarre history. »
    Aaron Latham, New York Times, 28 Janvier 1973.

    ***

    (suite…)

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  • Pic, de Jack Kerouac

    « Penses-tu qu’ils vont le mettre à la porte ? » a demandé Slim, rendu curieux, pis l’homme a répondu : « Henry ? S’ils vont le mettre à la porte ? » Là, j’ai eu peur qu’il reparte pis qu’il revienne plus. « Tu veux dire Henry ? » pis il a regardé ailleurs en baissant la tête, il avait l’air trop fatigué pour faire autre chose que de baisser la tête. « Je te le dis, il a le record mondial pour ça. Il s’est fait mettre à la porte plus souvent qu’il a été engagé ».

    (suite…)

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  • Looking for a song

    La première trace discographique de la chanson « On the Road » date de 1999, année de la sortie de la compilation « Jack Kerouac Reads On the Road », bizarre disque contenant d’inécoutables reprises de jazz vocal par Kerouac lui-même, une piste de 28 minutes durant laquelle l’auteur lit un passage de « Sur La Route » et deux morceaux simplement intitulés « On the Road ».

    Dans le premier, un Kerouac quelque peu éméché déclare qu’il vient d’écrire une chanson « called On the Road » et il la chante à son magnétophone. Les producteurs du disque ont jugés bon de saupoudrer l’enregistrement amateur de Jack de quelques accords de guitare rajoutés en studio, un choix que l’on qualifiera de douteux. Pour le deuxième morceau, ils ont fait appel à Tom Waits et au groupe Primus, on a droit au même texte mais sur un blues bien rock, une reprise qui transcende clairement toute l’affaire et que Waits rééditera sur le disque « Bastards » de son triple-album « Orphans » en 2006.

    « Left New York nineteen forty-nine.
    To go across the country without a bad blame dime.
    Montana in the cold cold fall.
    I found my father in a gambling hall.

    Father, father, where have you been?
    I’ve been out in the world since I was only ten.
    Son, he said, don’t worry ’bout me.
    I’m about to die of pleurisy.

    Cross the Mississippi, cross the Tennessee.
    Cross the Niagara, home I’ll never be.
    Home in ol’ Medora, home in ol’ Truckee.
    Apalachicola, home I’ll never be.

    Better or for worse, thick and thin.
    Like being married to the little woman.
    God loved me, just like I loved him.
    I want you to do the same just for him.

    The worms eat away. But don’t worry, watch the wind.
    The worms eat away. But don’t worry, watch the wind.
    So I left Montana on an old freight train.
    The night my father died in the cold cold rain.

    Rode to Opelousas, rode to Wounded Knee.
    Rode to Ogallala, home I’ll never be.
    Home I’ll never be. »

    Dans la petite introduction que Kerouac fait de « On the Road » sur son magnétophone, il déclare avoir écrit cette petite chanson « tonight » mais même si on ne connaît pas la date de son enregistrement (on sait juste qu’il s’agit d’une des nombreuses bandes enregistrées récupérées par la famille de sa femme après sa mort) on est en droit de douter qu’il l’ait écrit ce soir-là et même, tout simplement, que ce soit lui qu’il l’ait écrit. Pourquoi ? Parce que c’est lui qui nous le dit !

    Reprenons. Autant que je le sache, la première trace écrite d’un bout de cette chanson se trouve dans « Sur la route ». Au début du chapitre 2 de la quatrième partie, Sal Paradise chante :

    « Home in Missoula,
    Home in Truckee,
    Home in Opelousas,
    Ain’t no home for me.
    Home in old Medora,
    Home in Wounded Knee,
    Home in Ogallala,
    Home I’ll never be. »

    Ce qui est, à quelques petites variations près, un des couplets chantés sur la « tape ». À aucun moment Sal (donc Kerouac) dit avoir composé cette chanson, il la chante dans le bus à minuit, c’est tout.

    En Janvier 1958, quelque mois après la sortie de « Route »,  Jack va être sollicité pour écrire un article pour le magazine Playboy, ça donnera « Blues de la bagarre pour la balade », une nouvelle de 8 pages que ceux qui, comme moi, n’était ni vivant ni lecteur de Playboy en 1958 retrouveront dans « Vraie blonde, et autres », le recueil publié par Grey Fox Press en 1993. Et c’est là qu’on retrouve notre « song called On The Road » écrite « tonight »!

    Dans cette nouvelle, le narrateur (Kerouac himself ?) travaille dans un restaurant à Des Moines « quand une nuit un vieux vagabond noir » s’approche du comptoir et lui commande un café. S’en suit une discussion entre le narrateur et le vagabond et ils finissent par passer un bout de la soirée ensemble à se raconter leur vie, le vieux se met alors à chanter :

    « Left Louisiana
    Nineteen twenty nine
    To go along the river
    ‘Thout a daddy-blame dime.

    Up old Montana
    In the cold, cold Fall
    I found my father
    In a gam-balin hall.

    Father, father
    Wherever you been ?
    Unloved is lost
    When you so blame small

    Dear son, he said,
    Don’t worry ‘bout me
    I’m ‘bout to die
    Of the misery.

    Went south together
    In an old freight train
    Night my father died
    In the cold, cold rain. »

    Puis plus loin :

    « Been to Butte Montana
    Been to Portland Maine
    Been to San Francisco
    Been in all the rain
    I never found no li’l girl.

    Cross the Brazos river
    Cross the Tennessee
    Cross the Niobrara
    Cross the Jordan sea
    Lord, Lord,
    I never found no li’l girl.

    Home in Opelousas
    Home in Wounded Knee
    Home in Ogallala
    Home I’ll never be
    Lord, Lord,
    I never found no li’l girl. »

    Nous avons là l’ensemble du texte de « On the Road », seuls quelques détails changent mais ils sont significatifs : dans la version chantée par Kerouac, la Louisiane est devenue New York, le père ne meurt plus de « misery » mais de « pleurisy » et le protagoniste ne part plus de chez lui en 1929 mais en 1949, en clair c’est adapté à la vie de Kerouac.

    De là, la question se pose : Kerouac a-t-il réellement écrit cette chanson ou l’a-t-il « volé » au « vieux vagabond noir »?
    On sait que les écrits de Kerouac sont tous très fortement autobiographiques, il voulait raconter sa vie sans fard et sans détour mais on sait aussi qu’il a beaucoup romancé, parfois sous la pression de ses éditeurs et parfois pour des raisons littéraires ou poétiques. Donc, cette histoire est-elle vraie ? Le « vieux vagabond noir » existe-il ou n’est-il qu’un symbole ?

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    Récemment publiés en France, les « Journaux de bords 1947-1954 » de Jack Kerouac font ressurgir la chanson puisqu’elle figure dans un des carnets mis à jour. On découvre donc la toute  première trace de ce texte sous la simple mention « Song » dans le cahier que Jack a appelé « Rain And Rivers » et dont les écrits vont de 1949 à 1954. Les paroles sont, pour le coup, vraiment très similaires à celles que Jack chantera sur le magnétophone. 1949, New York, la pleurésie, tout est déjà là, par contre il n’y a que la première partie de la chanson, et aucune mention d’un vieux vagabond ni d’un restaurant à Des Moines dans le reste du carnet…

    Kerouac a-t-il écrit la chanson avant de l’adapter au récit du « Blues de la bagarre… » ou est-ce le vagabond qui lui a soufflé ce blues qu’il a ensuite accordé à son histoire ? Difficile à dire. Kerouac ne s’est jamais gêné pour entretenir son propre mythe et beaucoup de gens s’imaginent encore qu’il n’a mis que trois semaines à écrire « Sur la route » alors que ça lui a pris des années. On l’imagine donc parfaitement mentir sans remord à un magnétophone, d’autant qu’il devait déjà présumer à cette époque – ne serait-ce que par pur orgueil – que les bandes seraient exhumées après sa mort ! Cependant, il est aussi tout à fait possible que la chanson vienne de lui et que le vagabond noir ne soit qu’une figure, une personnification des nombreux « hobos » rencontrés et admirés sur la route par Kerouac. Au final, la vérité se trouve probablement quelque part entre les deux, quelque part entre la chanson écrite rapidement puis enregistrée le soir même sur un magnéto et la complainte chantée par un vagabond mythifié dans un restaurant de Des Moines, Iowa.

    En 2006, Tom Waits sortira une nouvelle version de « On the Road », ce coup-ci rebaptisée « Home I’ll Never Be », probablement la plus belle interprétation de ce texte d’origine, un peu, mystérieuse.

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  • « Journaux de bord 1947-1954 »

    Les textes regroupés ici et présentés comme les « journaux de bord » de Jack Kerouac proviennent de carnets écrits par l’auteur entre 1947 et 1954. Si certains viennent clairement de ce qu’on peut appeler un journal de bord – on y suit jour après jour la vie et les réflexions de Kerouac – d’autres sont probablement plus à ranger dans la catégorie « brouillons » tant ils ressemblent à des premiers jets destinés à être retravaillés lors de la rédaction des futurs romans. Les sept années choisies couvrent une bonne partie du processus d’écriture de « The Town and The City » (1er roman de Kerouac, publié en 1950) mais aussi de « Sur La Route » et c’est bien évidemment là-dessus qu’on a le plus envie de s’attarder, comment Jack Kerouac a-t-il trouvé son style d’écriture, sa « prose spontanée » ?

    Dans les pages des « Journaux de bord », Kerouac passe par tous les sentiments possibles, de la confiance absolue en ses talents d’écrivain au désespoir le plus total. Quiconque a lu quelques bouquins du bonhomme sait à quel point il était torturé, ce qu’on savait sûrement moins c’est à quel point il était bosseur, bûcheur, complètement obnubilé par sa destinée de grand auteur, s’astreignant d’innombrables nuits d’écriture, refusant d’aller voir ses amis et s’enfermant dans sa chambre pour écrire, écrire, inlassablement.

    « The Town and The City » né dans la douleur mais quand il sort en librairie, Kerouac est déjà passé à autre chose, autre chose de vraiment grand… Dans la tête de Jack, ce premier roman est déjà du passé lorsqu’il est publié, et il en sera de même pour « Sur La Route » sept ans plus tard. Kerouac veut aller vite et il y va, beaucoup trop, ses sessions de travail sont homériques, ses cuites interminables. Dans ses carnets, il est vrai comme jamais, il écrit comme il pense et tout ce qu’il pense il l’écrit, ainsi sa façon de décrire Allen Ginsberg en 1948 :

    « Il est enfermé à l’intérieur de lui-même d’une manière si désespérée qu’il en devient en fait une sorte de gargouille à la proue d’un vieux navire, et alors que le vieux navire progresse sur les eaux du monde entier, la gargouille, sans jamais dévier, grimace et ricane alors que le navire franchit des caps, traverse les mers du Sud, passe devant des icebergs et des albatros, entre prudemment dans des vieux ports crasseux, jette l’ancre dans des lagons fleuris, coule pour finir au fond de l’Océan, où, au milieu de la vase qui fait des bulles, des poissons bizarres et dans la lumière marine, la gargouille continue de grimacer et de ricaner, à jamais. Pourtant, ce n’est pas tout. »

    Si vous trouvez ça saisissant – ça l’est – sachez que le reste est du même tonneau ! Les « Journaux de bord » n’ont rien à voir avec les pauvres « Underwood Memories », triste recueil des premiers essais littéraires de Kerouac publié en 2006 mais qui n’aurait probablement jamais dû voir le jour. Nous n’avons pas ici les premières nouvelles et les premiers articles de Jack, nous avons tout ce qu’il y a eu autour de « T&C » et de « Route » et c’est beaucoup, beaucoup plus intéressant. Entre une volée de fulgurances poétiques et quelques réflexions sur Dostoïevski, Kerouac y va même (et c’est assez rare pour être signalé) d’un ou deux couplets politiques :

    « En Russie, ils triment pour l’état, ici ils triment pour la Consommation. Il n’y a pas la moindre différence nulle part… Les gens vont simplement se ruer vers des boulots qui n’ont aucun sens, jour après jour, vous les voyez en train de tousser dans le métro à l’aube, et ils ne se reposent jamais, ne se détendent jamais, ne profitent jamais de la vie, tout ce qu’ils font, c’est « couvrir leurs dépenses ». […] Je vous le dis, ils ne méritent rien d’autre que du mépris, et vous pouvez être sûr, naturellement, qu’ils seront prêts à partir pour une guerre exterminatrice que leurs dirigeants vicieux auront concoctée pour sauver les apparences. […] Après tout, qu’arriverait-il à notre précieuse société de consommation si nos exportations doivent faire face à la concurrence russe. Merde aux russes, merde aux américains, merde à tous. Je vais vivre à ma « manière paresseuse de vaurien », voilà ce que je vais faire. »

    Dans ce qu’on pourrait appeler les « brouillons » de « Sur La Route », commencés dès 1948, on découvre non seulement les prémices de la prose spontanée kerouackienne mais aussi des événements, des réflexions, des émotions qui seront ensuite développés puis imprimés dans le roman. Le passage de la « mort à Denver » auquel on a droit au tout début de la troisième partie de « Route » prend ici la forme d’un sublime texte de quatre pages intitulé « Le Cœur et l’Arbre » (p. 323) et qui se termine ainsi :

    « Le vieux Noir avait, dans la poche de sa veste, une canette de bière qu’il était en train d’ouvrir ; et le vieux Blanc jetait un regard envieux sur la canette & fouillait sa poche pour voir s’il avait de quoi s’en acheter une.
    Oh, comme je suis mort, cette nuit là!
    Là-bas à Denver, tout ce que j’ai fais, c’est mourir – jamais rien vu de pareil.
    Je me suis éloigné en direction des rues muettes du centre de Denver, en direction du trolley de Colfax & Broadway ; où se trouve le grand bâtiment stupide du Capitole avec son dôme éclairé et ses pelouses bien tondues. Plus tard, j’ai marché sur les routes plongées dans le noir absolu du côté d’Alameda et je suis revenu à la maison qui m’avait coûté 1000 dollars pour rien, où ma sœur et mon beau-frère étaient assis à se faire du souci pour l’argent et le travail et l’assurance et la sécurité et tout ça… dans la cuisine carrelée de blanc. « 

    Dans son carnet appelé « Pluie et Fleuves » – tout un programme – Kerouac entreprend de synthétiser et résumer ses différents voyages à travers les États-Unis pour en faire ce qui deviendra « Sur La Route », les connaisseurs du bouquin seront donc ravis de découvrir la matière qui a donné le livre de 1957, la sélection des textes est excellente et leur agencement donne, d’une certaine manière, l’impression de voir le roman prendre forme sous nos yeux.

    Quel plaisir aussi de trouver, page 501, la première trace du texte qui deviendra plus tard la chanson « On The Road » / « Home I’ll Never », popularisée en 2006 par Tom Waits sur l’album « Orphans » et à laquelle je consacrerais le prochain article sur Jack Kerouac.

    Pour finir, je pense que n’importe quel aficionado de Kerouac se doit de lire les « Journaux de bord 1947-1954 », tout ce qui fait Jack était déjà là, tout était déjà… dans sa tête.

    « Il n’y a rien à écrire. Le seul homme qui semblait s’en soucier, George Martin, est mort et enterré. Je ne me souviens même pas si Leo Kerouac était véritablement comme ça.
    Tout était dans ma tête. » (Août 1949)

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