• Broken World – Zone 84

    (Sur un air de sevdah – part. 3)

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    Zone 84

    Voici la Zone 84, mon usine à la plage
    Canettes de bière, bouteilles, seringues et coquillages
    Machine sans âge, chiens errants devant l’usine
    Poursuivent les mouettes dans les vestiges et les ruines

    D’une ère passée, où l’industrie ramenait l’argent
    En témoignent la rivière polluée, le mercure, le plomb dedans
    Crasse des ans, héritage toxique
    Sous les ondulations dangereuses des fils électriques
    C’est pas l’Amérique, l’Eldorado
    À part les mouettes crasseuses, il ne reste plus un oiseau
    Et plus un gosse ne joue là où on jouait gamins
    Barrières et barbelés interdisent l’accès au terrain

    Là où rien ne va bien, là où chacun fait
    Ce qu’il peut pour survivre sans jamais être aidé
    Des bibles et des articles de charlatans sur les étals
    Et moi qui vends des cartes postales
    De la Zone 84…

    Les blockhaus sur la plage noire, les bâtiments inachevés
    Vestiges d’une station balnéaire qui n’a jamais existé
    Les terrasses de cafés vides en cette nuit de décembre
    Les flocons qui tombent comme des cendres
    Lassé sur la promenade du front de mer sinistre
    Sous les réverbères à la lumière blafarde
    Monotone et fade, toujours le même registre
    Comment y concilier mes émotions bâtardes

    Une usine désolée au bord d’une rivière
    Qui charrie des pneus qui s’enterrent dans la boue et prennent racine
    Je connais cette atmosphère comme si c’était chez moi
    Même les dessin animés de mon enfance ressemblaient à ça

    Des arêtes rongées par les chats dans les poubelles
    Je crois que c’est quand la ville était la plus sale qu’elle était la plus belle
    De vieilles balles de tennis déchiquetées par les chiens
    Et près de la benne à ordures tous les gamins du coin
    On grimpait sur les murs rouge brique, on y restait
    Comme cette photo d’ouvriers sur les gratte-ciels new-yorkais

    Gamins aux genoux écorchés, aux fringues de nos grands frères
    On était déjà démodés rien qu’en arrivant sur Terre
    On s’est servi là où on pouvait dans nos coins perdus
    Avec la sensation à dix piges à peine d’être les rois de la rue
    Sur les graviers, le goudron, l’herbe, le tapis
    De feuilles humides de la forêt du début de nos vies
    Dans la Zone 84…

    Zonant dans la Zone 84 au volant d’un vélo Mad Max
    Naviguant entre les tours de béton gris, relax
    De l’eau de machine coule sur le béton fissuré
    J’observe et m’interroge sur mon quartier déstructuré
    Quatre types aux mains pleines de cambouis passent
    Ça sent l’essence, plein de capots ouverts sur la place
    Le goudron semble fondre sous la chaleur
    D’un été brûlant et étouffant quelque soit l’heure

    Les lézards exsangues écrasent sur le bitume
    Dans le bistrot du coin ça picole et ça fume
    Dans les champs, des carcasses de deux-chevaux crevées
    Les mobylettes hurlent, les pots d’échappement percés

    Les grands hangars des chantiers rouillent sur la plage
    Dès qu’on sort de la gare, on fait face au grand large
    Quelques bandes de goudron à moitié ensablées
    Et de l’usine coule des liquides contaminés
    Cabanes en tôle où les vagues frappent à la porte
    Clochards sans complice, chiens errants sans escorte
    La vieille gitane tire les cartes dans sa caravane
    Et la tempête gronde sous les crânes

    Cafés en gobelets servis sur le trottoir
    Grands-mères édentées qui mendient dans leur désespoir
    On prie ou se signe aux pieds des églises
    Mais rien, non rien, ne conjure la crise

    La décharge publique déborde sur la rivière
    Les écrans cassés voguent de là jusqu’à la mer
    L’encre, la peinture se déversent et colorent
    L’eau et la terre qui supportent nos sorts
    Dans la Zone 84…

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    Photos : Bijeljina, Brčko, Doboj, Foča, Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), Karlovac, Lovran, Plaški, Pula, Rijeka (Croatie), Nikšić, Podgorica, Sutomore (Monténégro), Belgrade (Serbie). 18.04.2025 / 07.08.2025

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    Texte et photos : Manu Hollard
    Zone 84 est un morceau en préparation, à venir chez Zuunzug music : https://zuunzug.bandcamp.com/ et https://soundcloud.com/zuunzug

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  • Sur un air de sevdah – part. 2

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    Le premier article revenait sur mes deux séjours à Sarajevo cette année. Dans celui-ci, il sera question des autres villes que j’ai visité en Bosnie-Herzégovine en 2025, à savoir Vitez, Jajce, Doboj, Tuzla, Brčko, Bijejlina, Gradiška et Foča, avec toujours en toile de fond quelques notes de sevdah !

    J’ai trouvé plusieurs morceaux de sevdah qui évoquent Tuzla : Ječam žele Tuzlanke djevojke par Zora Dubljević, ou Gornju Tuzlu opasala guja par Nedžad Salković (et son clip… surprenant !). Je n’en connais pas qui évoque les autres villes de cet article, mais je ne serais pas étonné qu’il en existe tant cette musique chante souvent les cités bosniennes : Višegrad dans le célèbre U lijepom starom gradu Višegradu (par Hizmo Polovina), Mostar dans Mostarski dućani (par Mostar Sevdah Reunion), Sarajevo dans Sarajevo behara ti tvoga (par Nada Mamula), ou encore Banja Luka dans Kolika je šeher Banjaluka par Emina Zečaj, accompagnée au saz par Selim Salihović dans le clip qui suit.

    L’immense majorité de ces chansons relèvent du « domaine public » et ont été reprises par de nombreux interprètes de sevdalinka.

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    Il y a peu de voyageurs qui s’arrêtent à Vitez, encore moins pour y rester deux jours complets. On ne fait pas beaucoup de photos à Vitez et il n’y a rien de particulier à visiter. C’est une petite ville pas très loin de Travnik, on s’y arrête quand on a envie de prendre son temps et de trainer un peu avant d’arriver à (ou en partant de) Sarajevo.

    Je me suis arrêté à Vitez parce que c’était sur ma route entre Jajce et Sarajevo. Jajce, j’y étais déjà allé, c’est probablement une des plus belles villes de Bosnie avec ses cascades magnifiques et sa forteresse médiévale. J’ai déjà publié pas mal de photos de Jajce dans Bosnia, donc ici une seule suffira, prise dans les petites ruelles de la vieille ville…

    Doboj, où j’ai passé deux jours en juillet, a été une belle découverte. Dans la « ville haute », une atmosphère vraiment spéciale et une belle forteresse offrant une vue magnifique sur la « ville basse », plus moderne et assez vivante, avec son grand parc en plein centre-ville, au milieu des restaurants et des magasins.

    Pour ce qui est des magasins, moi en général je n’en cherche qu’un seul type : les disquaires. Hélas, on en trouve très peu en Bosnie, acheter des CD ou des vinyles est une gageure. Et pourtant, à Tuzla, il existe un stand de rue dans le centre-ville où, pour le coup, on trouve vraiment beaucoup de CD de toutes époques et de tous styles ! On l’avait découvert lors de notre première virée dans cette ville en 2022, et j’y suis retourné cette année. La sevdah, on a appris son existence ici en parlant avec le « disquaire des rues ». Trois ans plus tard, j’y ai racheté une pile de CD histoire de parfaire mes connaissances…

    Une autre ville où j’étais déjà allé et où je suis retourné en mai 2025, c’est Brčko. Brčko est située tout au nord de la Bosnie, au bord de la magnifique rivière Save qui court de la Slovénie jusqu’à Belgrade, en Serbie, où elle se jette dans le Danube. Cette ville avait été un de nos coups de cœur en 2022, on y avait vécu des trucs assez dingues… Juste avant d’y retourner cette année, je suis passé par Bijejlina, une quarantaine de kilomètres plus à l’est. C’est une ville qui m’a moins marqué même si elle n’est pas inintéressante non plus !

    La première photo a été prise à Bijejlina, la seconde à Brčko. Pour plus d’images et d’infos sur cette dernière, voir Épisode 15 : Brčko.

    Pour la prochaine ville, on reste dans le nord et au bord de la Save, avec Gradiška qui, comme Brčko, est une ville frontière. En effet, dans ces deux villes, il suffit de traverser un pont pour être en Croatie. Évidemment, cette frontière n’existait pas il y a encore trente-cinq ans, à l’époque de la Yougoslavie socialiste.

    Située sur un des grands axes routiers de la région, Gradiška est un lieu de passage pour d’innombrables camions transportant leurs marchandises vers l’Union européenne. Il y en a tellement que certaines rues de la ville semblent être entièrement dédiées à ces engins qui patientent des heures et des heures avant de pouvoir passer la frontière. Mais le bon côté de Gradiška, c’est qu’elle est au bord de la Save et que donc, comme à Brčko, on y trouve des coins magnifiques et un coucher de soleil splendide.

    J’ai passé mes derniers jours en Bosnie-Herzégovine fin juillet dans la petite ville de Foča, qui se situe complétement à l’opposé de Gradiška, c’est à dire plein sud, non loin de la frontière monténégrine.

    Foča a été particulièrement touchée durant la guerre de Bosnie et a vu sa population diminuer de moitié à la suite d’un véritable nettoyage ethnique en avril 1992. Aujourd’hui, certains quartiers semblent encore quasiment inhabités et comme figés dans le temps. Le centre-ville se veut plus moderne et plus vivant mais je n’y ai pas vraiment trouvé mon compte… Je dormais dans un quartier excentré de la ville, dans une guesthouse d’un autre âge où j’ai néanmoins fait une des rencontres les plus marquantes de mon voyage, en la personne de son propriétaire.

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    Photo en « une » : Foča, 27 juillet 2025.

    Manu – Zuunzug

    À suivre…

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  • Sur un air de sevdah

    Sarajevo, 5.05.2025, 17:06

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    Depuis le début de cette année 2025, j’ai déjà effectué deux voyages en Bosnie-Herzégovine. Durant le premier, j’ai aussi passé environ deux semaines en Croatie, et durant le deuxième autant au Monténégro, ce à quoi il faut ajouter quelques jours en Serbie, en Autriche et en Allemagne, pour un total de deux mois de voyage en avril-mai et juillet-août. J’ai décidé de publier une série d’articles pour raconter ces deux périples, essentiellement à travers les photos que j’ai prises mais aussi, pour les deux premiers articles en tout cas, à travers de la musique et, en l’occurrence, de la sevdah.

    « U Stambolu na Bosforu » (À Istanbul dans le Bosphore) par Zaïm Imamović, mon morceau de sevdah préféré…

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    J’ai découvert la sevdah (ou sevdalinka), la musique traditionnelle de Bosnie, au cours de mon premier voyage dans ce pays en 2022. Si les origines de ce genre remonte à plusieurs centaines d’années – à une époque où la Bosnie faisait partie de l’Empire Ottoman – la sevdah que l’on peut entendre aujourd’hui est surtout celle enregistrée durant la période yougoslave où, des années 1950 à 1970, un nouvel « âge d’or » de la sevdalinka a permis l’enregistrement de milliers de chansons et l’émergence de centaines d’interprètes et de musiciens exceptionnels qui sont depuis devenus, pour certains et certaines, de véritables légendes en Bosnie. C’est donc un répertoire presque sans fin que je ne cesse de découvrir depuis mon premier contact avec cette musique – à la faveur d’une rencontre avec un vendeur de CD dans les rues de Tuzla – d’autant que la sevdah est encore bien vivante et que de nouveaux artistes, comme Damir Imamović ou Mostar Sevdah Reunion, ont désormais repris le flambeau !

    Dans ce premier article, il sera question de Sarajevo, une ville que j’adore et où j’ai passé presque deux semaines, en cumulé, sur les deux voyages. Plusieurs morceaux de sevdah évoquent directement Sarajevo, la cité où, dit-on, l’Orient et l’Occident se rencontrent, le « carrefour des cultures ».

    Quiconque est déjà allé à Sarajevo sait qu’il y règne une ambiance spéciale, unique, et particulièrement dans Baščaršija (le « grand bazar »), historiquement le quartier musulman, où s’entassent cafés, restaurants, boutiques, stands de vendeurs de rue, tout cela au milieu des mosquées, des bâtiments historiques et des musées. C’est aussi dans Baščaršija que vous trouverez la « Maison de la sevdah » (Art kuća sevdaha), café caché dans une arrière-cour et musée dédié à cette musique, véritable havre de paix au cœur de la capitale.

    Entre 1992 et 1996, Sarajevo a subi ce qui est connu comme « le plus long siège de l’histoire moderne », durant lequel la ville fut bombardée sans relâche et plus de 11 000 personnes périrent. Durant ces quatre ans, l’Europe et le monde se contentèrent essentiellement de regarder… comme ils le font aujourd’hui avec la Palestine.

    Les traces de la guerre sont encore largement présentes dans et autour de Sarajevo. Maintenant que la région a été déminée, on peut facilement se rendre au sommet de la montagne Trebević par le téléphérique, la vue sur la ville y est magnifique mais c’était de là (principalement) que l’armée serbe la bombardait durant le siège. Une fois en haut de la montagne, on peut en redescendre via la piste de bobsleigh désaffecté des J.O. 1984. (Voir aussi Septembre Sarajevo)

    Il y aurait mille choses à écrire sur cette guerre et sur la résistance de Sarajevo, beaucoup l’ont fait. Aujourd’hui, le pays est en paix mais la situation politique reste extrêmement tendue. La corruption gangrène et, aussi incroyable que cela puisse paraître, le pays vit encore sous la tutelle du Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine, un poste créé lors de l’accord de paix de Dayton en décembre 1995, aujourd’hui occupé par l’allemand Christian Schmidt, qui a « le pouvoir d’annuler toute décision de l’exécutif ou de l’Assemblée parlementaire », la Bosnie-Herzégovine n’est donc même pas entièrement souveraine ! Au niveau économique, la situation est très mauvaise aussi et le pays se dépeuple car beaucoup de jeunes partent à l’étranger. À travers mes discussions ici, j’ai pu constater que beaucoup de bosniens sont nostalgiques de l’époque yougoslave.

    Au Caffe Tito.

    Sarajevo est une ville unique, magnifique, et chargée d’une histoire vieille d’environ six cents ans, durant laquelle elle aura vu se dérouler quelques-uns des épisodes les plus marquants de l’histoire européenne (surtout au XXe siècle) en même temps qu’elle aura vu s’élever, les unes à côté des autres, des églises catholiques, des cathédrales orthodoxes et des mosquées, ce qui reste – pour autant que je sache – une des grandes particularités de la Bosnie.

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    Finissons avec un morceau de Damir Imamović (petit-fils de Zaim), que j’ai eu la chance de voir en concert cet été à Sarajevo, et qui chante… Sarajevo évidemment !

    Le prochain article reviendra sur d’autres villes de Bosnie-Herzégovine visitées cette année.

    Sarajevo, 2.05.2025, 23:56

    Manu-Zuunzug

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