• Chroniques de Mars (2020 – 2022)

    17 Mars 2022, deux ans jour pour jour après l’entrée en vigueur du premier confinement en Macronie. Souvenez-vous, on nous avait demandé d’être patients – et obéissants – pendant deux semaines. Deux ans plus tard, les dernières mesures restrictives liées à l’épidémie tombent enfin, et encore, on ne sait pas pour combien de temps…

    À ressortir boire une bière ou un café dans un bistrot, à rediscuter avec des gens dotés d’une bouche et d’un nez, j’ai l’impression – et ce n’est pas qu’une impression – de sortir d’une période d’asociabilité de deux ans.

    Nous tombons le masque au moment même où éclate une nouvelle guerre. Cent un ans après avoir terrassé la Makhnovtchina, l’Armée rouge repart à l’attaque de l’Ukraine. Les immeubles s’écroulent, les civils meurent par centaines et les médias français, en transe (une pandémie puis une guerre, quelle chance inouïe), déclarent tous qu’il s’agit de la première guerre en Europe depuis la World War II, reléguant aux oubliettes le conflit yougoslave, ses camps de concentration, son siège de Sarajevo et ses négligeables 140 000 morts, alors même que Marioupol est en train de devenir une nouvelle Vukovar. Nous vivons vraiment une drôle d’époque…

    C’est dans ce climat étrange que j’ai décidé de faire une sorte de bilan musical de mes deux ans de vie sous pandémie. La musique ayant toujours occupé une place centrale chez moi – en écouter est une de mes activités principales – ces deux dernières années ont été forcément, disons, significatives à ce niveau-là.

    Chaque époque de ma vie a sa bande-son, voici celle qui va de Mars 2020 à Mars 2022, en sachant que je me suis quand même soumis à une contrainte bien nécessaire : étant donné que j’écoute énormément certains artistes, je me suis limité à un titre par musicien/groupe, sans quoi trois ou quatre d’entre eux auraient pris toute la place… La seule petite entrave à cette règle venant d’un Bob Dylan qui figure à la fois comme interprète de Key West (Philosopher Pirate) et comme auteur du My Back Pages interprété par les Magokoro Brothers. Pour le reste, je crois qu’il s’agit d’une compile assez variée même si quelques tendances se dessinent, et notamment une tendance croate, conséquence de ma virée en Croatie l’été dernier !

    Pour écouter les morceaux, cliquez sur Play et laissez dérouler la bande-son, vous pouvez aussi passer quand ça vous saoule, il y a vingt titres et ça part vraiment dans tous les sens ! Un peu plus bas, le tracklisting de la compilation avec, à chaque fois, le nom de l’artiste, le titre du morceau, l’album dont il est issu, l’année de sa sortie et la nationalité du musicien/groupe, agrémenté parfois d’un petit commentaire…

    1. Bob Dylan : Key West (Philosopher Pirate) extrait de Rough and Rowdy Ways, 2020, USA
    Voir Le tube de l’été.
    2. Darko Rundek : Zagrebačka Maglaextrait de U Sirokom Svijetu, 2000, Croatie
    Chanteur et guitariste du groupe de rock Haustor, culte en ex-Yougoslavie, Darko Rundek a aussi mené une longue et brillante carrière solo à partir des années 90. Inconnu en France, il est une sorte d’icône underground en Croatie.
    3. Ani DiFranco : Garden of Simpleextrait de Revelling/Reckoning, 2001, USA
    Pour ces quelques vers, redécouverts aux premiers jours du confinement : Science chases money and money chases its tail / and the best minds of my generation can’t make bail / but the bacteria are coming to take us down, that’s my prediction / it’s the answer to this culture of the quick fix prescription.
    4. Scarlett Johansson (feat. David Bowie) : Fannin Street (Tom Waits) – extrait de Anywhere I Lay My Head, 2008, USA
    En 2008, l’actrice Scarlett Johansson a sorti un disque dans lequel 10 des 11 morceaux sont des reprises de Tom Waits. Ce n’est pas l’album du siècle mais, au final, elle se sort plutôt pas mal de cet exercice pourtant casse-gueule…
    5. Geto Boys (Scarface) : G-Code – extrait de The Foundation, 2005, USA
    Ce morceau est un peu devenu l’hymne de mes errances interdites dans la ville confinée ou sous couvre-feu…
    6. General Woo : Ja Sam Ulica extrait de Pad Sistema, 2014, Croatie
    Une autre découverte croate. Ja Sam Ulica signifie Je Suis la Rue…
    7. DJ Krush : Inkling extrait de Trickster, 2020, Japon
    8. Bishop Nehru & DJ Premier : Too Lost extrait de Nehruvia: My Disregarded Thoughts, 2020, USA
    9. Magokoro Brothers : My Back Pages (Bob Dylan) – extrait de Masked And Anonymous: Music From The Motion Picture, 2003, Japon
    Cette géniale version japonaise du My Back Pages de Bob Dylan est à l’image du film dont elle constitue le générique d’ouverture, Masked & Anonymous, un truc complètement barré et décalé que quelques personnes – comme moi – adorent mais que beaucoup de gens détestent !
    10. Hubert-Félix Thiéfaine : Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable extrait de En concert à Bercy, 1999, France
    La version studio de cette chanson figure sur l’album Le Bonheur de la Tentation sorti en 1998, mais je préfère cette version live…
    11. Les Goules : Dimanche – extrait de Les Animaux, 2007, Canada
    12. Scott H. Biram : Everything Just Slips Away – extrait de Fever Dreams, 2020, USA
    Scott H. Biram est un bluesman texan que je suis depuis une quinzaine d’années. Son dernier album en date, Fever Dreams, sorti pendant la pandémie, est une vraie réussite.
    13. Neil Young : The Painter – extrait de Prairie Wind, 2005, USA
    Je n’écoutais plus Neil Young depuis un bon moment quand, en Mars 2020, pris de nostalgie allez savoir pourquoi, je me suis replongé dans certains albums du Loner
    14. Pips, Chips & Videoclips : Bog – extrait de Bog, 1999, Croatie
    15. Bruce Springsteen : Thunder Road – extrait de Born To Run, 1975, USA
    16. Wang Wen : A Beach Bum – extrait de 100,000 Whys, 2020, Chine
    A Beach Bum, un clochard des plages, c’est ce à quoi j’ai du ressembler plusieurs fois ces dernières années lors de mes errances sur la côte atlantique… cependant que mes écouteurs crachaient du Wang Wen.
    17. Billy Bragg : Never Cross a Picket Line – extrait de Rock The Dock, 1998, Angleterre  
    18. Unknown : 願榮光歸香港 – extrait de la révolte, 2019, Hong Kong
    Le mouvement de révolte de 2019-2020 à Hong Kong a été très loin et a suscité beaucoup d’espérance. Hélas, la pandémie en a brisé l’élan et le pouvoir a profité de l’accalmie pour mettre en place une nouvelle loi qui a permis de faire emprisonner la plupart des leaders du mouvement. Aujourd’hui, à Hong Kong comme dans bien d’autres pays, il est très difficile de reprendre les luttes là où elles en étaient avant l’instauration des « mesures sanitaires »…
    Bonus track 1. Hualun : The Song of Maldoror – extrait de Asian River, 2010, Chine
    Hualun vient de Wuhan, aujourd’hui ça vous place un groupe, mais lorsque je les ai découvert – grâce au film An Elephant Sitting Still dont ils ont composé la bande originale – pas grand monde ne connaissait cette ville…
    Bonus track 2. Tiana Major9 & EARTHGANG : Collide – extrait de Queen & Slim: The Soundtrack, 2019, USA
    Et pour finir de façon cool et tranquille, un titre extrait de la B.O. du méconnu mais excellent Queen & Slim, dernier film qu’on ait vu au ciné avant qu’il ferme…

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    ***

    Je conclus avec quelques livres lus durant cette période et que je voulais partager…

    Carlo Levi : Le Christ s’est arrêté à Eboli
    Au début du confinement, nous avons fait un tri dans notre bibliothèque pour aller mettre dans une boite à livres les ouvrages qu’on ne lirait pas, ou plus. J’allais y mettre Le Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi car je le traînais depuis des années sans le lire. J’y ai quand même jeté un dernier coup d’œil et j’ai alors constaté que le tout premier mot du livre, le tout premier mot de la préface, était « confinato », confiné. Étant donné la situation dans laquelle nous étions, comment ne pas le lire sur le champ après avoir vu ça ? Résultat, j’ai pris une énorme claque, ce livre est un chef d’œuvre.

    Max Stirner : L’Unique et sa propriété
    « Tout l’inepte bavardage de la plupart de nos journaux, n’est-ce pas incohérences de fous, qui souffrent de l’idée fixe, moralité, légalité, christianisme, etc., et qui paraissent s’agiter librement parce que l’asile d’aliénés où ils se démènent occupe un large espace ? »

    Karl Marx, Friedrich Engels : L’Idéologie allemande
    Critique d’une certaine pensée allemande de l’époque, mais beaucoup plus universel que ne le laisse entendre le titre… « L’État étant la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’État et reçoivent une forme politique. De là, l’illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète.

    Patrick Drevet : Quand la ville se tait – Chronique d’une sidération, mars-juin 2020
    Les carnets d’un anarchiste nantais qui arpente les rues de sa ville pendant le confinement, stupéfait par la docilité de ces concitoyens… J’aurais pu écrire quasiment chaque phrase de ce livre, j’ai vécu et ressenti exactement les mêmes choses durant ces deux mois surréalistes…

    Bekim Sejranović : Ton fils Huckleberry Finn
    « Souvent, pendant que les autres dormaient, je restais toute la nuit à écouter les discussions des oiseaux pêcheurs, à quelques kilomètres de distance en amont et en aval de notre petit bateau, et alors, je réfléchissais au fait qu’en réalité, tout ce que tu vois ou entends est déjà un passé irréversible. Alors même que tu prends conscience de ta propre vie, tu n’es déjà plus là. »

    . . .

  • Bushwick Bill & Geto Boys

    *****

    Le moins que l’on puisse dire, c’est que la discographie des Geto Boys est bordélique ! Si on prend toutes  les sorties du groupe ainsi que les albums solo de ces trois membres historiques – Bushwick Bill, Scarface et Willie D – on arrive à plus de trente disques !
    La carrière solo de Willie D n’a pas marqué les esprits, mais celle de Scarface a fait de lui un des MCs les plus respectés de la scène hip hop et ses albums The Diary (1994) et The Fix (2002) sont considérés comme des classics.
    Bushwick Bill, lui, avec son indiscipline légendaire, a été capable du meilleur comme du pire et a livré six albums solo entre 1992 et 2009.
    Puisque l’idée de cet article est surtout de donner un aperçu de la carrière de Little Billy, je ne reviendrai pas sur les discographies de Scarface et de Willie D et ne chroniquerai « que » les albums des Geto Boys et de Bushwick.

    C’est parti ! 

    Geto Boys : Making Trouble (1988)

    Note : 1 sur 5.

    Le premier album des Geto Boys n’en est pas vraiment un… Déjà, à l’époque, ils ne faisaient pas de fautes d’orthographe sur leur nom (ils s’appelleront Ghetto Boys jusqu’en 1990) mais, surtout, les membres du groupe n’étaient pas les mêmes ! 
    Si Bushwick Bill est bien sur la pochette du disque, il ne rappait pas à cet époque et les MCs avaient pour nom Sire Jukebox et Prince Johnny C.
    DJ Ready Red, principal compositeur/beatmaker du groupe jusqu’en 1991, était déjà là mais, bon, on va dire qu’il débutait… 
    Making Trouble est souvent considéré comme une énorme foirade, un raté XXL, et ce n’est pas loin d’être vrai tant des morceaux comme Balls and My Word, Snitches ou Geto Boys Will Rock You sont insupportables.
    Reste que ce disque contient Assassins, une piste de malade mental considérée aujourd’hui comme la pierre fondatrice du style horrorcore, qui influencera nombre de groupes et sera même plus tard réenregistrée par les Geto Boys.
    Mais à part ce morceau et peut-être un ou deux autres (Making Trouble, One Time Freestyle), c’est quand même sacrément mauvais.

    *****

    Geto Boys : Grip It! On That Other Level (1989)

    Note : 4 sur 5.

    Suite à l’échec du premier album, J. Prince – fondateur du label Rap-A-Lot, qui produira tous les albums des Geto Boys – décide de virer les deux premiers rappeurs du groupe et de les remplacer par des gars du coin : Willie D et Akshen, qui prendra plus tard le nom de Scarface.
    Parallèlement, Bushwick Bill a vu la Muse et s’est décidé à rapper !
    Le changement est radical. Si les productions de DJ Ready Red restent très old school, elles ont largement gagné en qualité, et les trois nouveaux MCs font des étincelles avec leurs textes de psychopathes et leurs flows tout en puissance !
    On peut imaginer le choc d’entendre un truc pareil en 1989, je ne crois pas avoir déjà écouté quelque chose d’aussi hardcore pour ma part !
    Gangsta Of Love est le morceau le plus salace de l’histoire, Mind Of A Lunatic détaille les aventures d’un nécrophile sur une instru super funky et, dans Size Ain’t Shit, Bushwick Bill règle ses comptes avec ceux qui se foutent de lui à cause de sa taille.
    Album révolutionnaire mais à ne pas mettre entre toutes les oreilles, Grip It! On That Other Level va effectivement amener les Geto Boys à un autre niveau ! 

    *****

    Geto Boys : The Geto Boys (1990)

    Note : 5 sur 5.

    Dès le début de leur carrière, les Geto Boys n’ont rien fait comme les autres, ainsi à peine un an après Grip It!, ils réalisent une sorte de remix de l’album… en mieux !
    C’est qu’entre temps, Rick Rubin, un producteur visionnaire qui a déjà œuvré pour les Beastie Boys, Run-DMC et Public Enemy, s’est intéressé à eux.
    Il vient de fonder son propre label, Def American Recordings, et propose un deal à Rap-A-Lot pour ressortir l’album en co-production. Pour la bande de dingos de Houston, c’est l’assurance d’une plus grande visibilité et d’une bien meilleure distribution, ils n’hésitent donc pas !
    Considéré comme un album de remixes, The Geto Boys est en vérité beaucoup plus que ça puisque tous les morceaux ont été réenregistrés et modifiés. Bushwick Bill est plus nerveux que jamais, il se dépouille sur le micro tandis que Rick Rubin gonfle les productions de DJ Ready Red, leur donnant une puissance monstrueuse !
    Assassins, la tuerie du premier album, est réenregistré par les trois MCs et deux morceaux passables de Grip It! (No Sell Out et Seek & Destroy) sont remplacés par deux tueries (Fuck ‘Em et City Under Siege). L’ensemble gagne en cohésion et représente, à mes oreilles, la quintessence du début de carrière des Geto Boys. 

    *****

    Geto Boys : We Can’t Be Stopped (1991)

    Note : 4 sur 5.

    Si We Can’t Be Stopped est le plus gros succès de l’histoire des Geto Boys, c’est probablement pour deux raisons. La première, c’est la pochette du disque, dont j’ai déjà évoqué la genèse dans ma nouvelle Billy & Melpomène. La deuxième, c’est le single My Mind Playin’ Tricks On Me, composé de trois couplets de Scarface et d’un dernier, dément, de Bushwick, dont les ventes conséquentes ont servi de fer de lance à l’album.
    Mais évidemment, on ne peut pas résumer We Can’t Be Stopped à sa pochette et son single tant le reste de l’album est de haute volée. L’ami Bushwick nous livre son déjanté Chuckie, dans lequel il se voit à travers la poupée tueuse du film, puis il s’en prend à Bush (tout court) dans Fuck A War. Scarface s’offre aussi quelques solos et cartonne toutes les instrus avec son flow tranchant, cependant que Willie D fait ce qu’il sait faire de mieux, à savoir se la raconter !
    Un très bon album à écouter en famille !

    *****

    Bushwick Bill : Little Big Man (1992)

    Note : 3 sur 5.

    Nous voilà arrivés au premier album solo de Billy !
    À l’image de la pochette du disque, c’est foutraque et vite fait. Bushwick Bill en solo, c’est du brut de décoffrage et ça ne s’embarrasse pas d’artifices !
    À chaque fois que j’écoute cet album, je ne pas peux m’empêcher d’imaginer Bushwick en train de sauter partout dans le studio, se jetant sur ses potes, rappant, toastant, chantant et hurlant, une bouteille de vodka à la main ! 
    Little Big Man est loin d’être un disque parfait. Le son est assez dégueulasse, certains morceaux sont négligés, mais c’est aussi l’album qui contient Ever So Clear, Skitso (qui reprend le texte de Mind Of A Lunatic), Call Me Crazy ou Don’t Come To Big, autant de morceaux qui forgeront la légende de Chuckwick.
    En définitive, ce premier solo est une parfaite illustration de ce que sera la carrière de Bill : une alternance de morceaux touchants et de titres hardcore, un super flow et beaucoup de talent mais un je-m’en-foutisme hallucinant, des productions inégales mais quelques pépites. 

    *****

    Geto Boys : Uncut Dope : Geto Boys’ Best (1992)

    Note : 3 sur 5.

    Après seulement quatre ans d’existence, les GB sortent un best of ! Alors on pourrait considérer ça comme une arnaque, mais le fait est que ce disque contient trois inédits dont un, Damn It Feels Good To Be A Gangsta, est un putain de chef-d’œuvre et probablement l’un des tous meilleurs morceaux du groupe !
    À part ça, le choix des sons est discutable (pourquoi avoir remis l’épouvantable Balls And My Word de Making Trouble ??) mais c’est une bonne entrée en la matière pour ceux qui ne connaissent pas les Geto Boys. 

    *****

    Geto Boys : Till Death Do Us Part (1993)

    Note : 4 sur 5.

    On ne peut stopper les Geto Boys, on le sait depuis deux ans à peine et les gars enchaînent avec un nouveau classic album ! Till Death Do Us Part, moins connu que son prédécesseur, n’en est pas moins un des disques majeurs du groupe. 
    G.E.T.O. ouvre les hostilités et d’emblée on peut remarquer qu’il manque quelque chose, ou plutôt quelqu’un… Willie D a en effet temporairement quitté le groupe et, sur cet album, il est remplacé par Big Mike, un excellent MC originaire de la Nouvelle-Orléans. N’ayant jamais été un grand fan de Willie D, je dois dire que son absence sur ce disque ne m’a pas trop perturbé… 
    Till Death Do Us Part ne contient pas de véritables hits, mais il est efficace de bout en bout et se termine sur un jouissif et bordélique Bring It On, morceau collectif invitant une douzaine de rappeurs !

    *****

    Bushwick Bill : Phantom Of The Rapra (1995)

    Note : 4 sur 5.

    S’il y a bien une chose sur laquelle tout le monde s’accorde ici bas – plus encore que sur le fait que la Terre est ronde, que Kanye West tourne autour du soleil et que les idées dominantes, même sur les réseaux sociaux, sont celles de la classe dirigeante – c’est que le deuxième disque de Bushwick Bill, Phantom Of The Rapra, est son meilleur album solo !
    Plus travaillé que Little Big Man, mieux produit, mieux construit, mieux écrit, cette plongée dans la psyché du Dr. Wolfgang Von Bushwicken the Bavarian Bill s’avère une invraisemblable descente aux enfers.
    Les synthés aux sonorités west coast, présents tout au long de l’album, accentuent le côté poisseux et lourd des instrus lentes sur lesquelles pose Bushwick, comme s’il rappait sous un ciel orageux dans la chaleur étouffante des rues du Fifth Ward, son ghetto de résidence à Houston.
    La misère n’est pas moins terrible au soleil et heureusement qu’Aznavour n’a jamais croisé Bill… Un album sombre, dur, sincère, lourd, pesant. Suffocant.

    I wake up every day to the agony, sufferin’ and sorrow
    Tragedies be havin’ me too sad to see tomorrows
    But I just say « Fuck it », take a deep breath
    Get my heat set, and make the streets sweat… 
    (Bushwick Bill : Already Dead)

    *****

    Geto Boys : The Resurrection (1996)

    Note : 5 sur 5.

    Puisque Willie D avait quitté le groupe pendant quelques années et que Bushwick Bill n’avait cessé de répéter dans son précédent album qu’il était « déjà mort » (Already Dead), il fallait bien au moins une résurrection pour retrouver les Geto Boys au complet !
    Histoire de remettre les pendules à l’heure direct, l’album démarre avec Still, un morceau d’une violence et d’une noirceur à toute épreuve, difficile de démarrer plus efficacement ! Mais les mecs ont appris à lever le pied, ou en tout cas à faire des morceaux d’apparences plus cools, et on enchaîne ensuite avec The World Is A Ghetto et ses refrains R&B qui donnent un côté tubesque à un titre pourtant réellement sombre : 

    And little babies sittin’ on the porch smellin’ smelly
    Cryin’ ’cause they ain’t got no food in they bellies
    They call my neighborhood a jungle
    And me an animal, like they do the people of Rwanda

    Le reste de l’album est dans la même veine, des couplets puissants et des refrains efficaces, et les morceaux s’enchaînent sans fausse note aucune.
    L’année 1996 fut assez incroyable en terme de hip hop, c’est l’année du All Eyes On Me de 2Pac, de Reasonable Doubt de Jay-Z, It Was Written de Nas, ATLiens de Outkast, c’est peut-être pour ça que ce disque n’a pas été instantanément considéré comme un album majeur, il est sorti au milieu de trop de classic albums !
    En tout cas, quasiment toutes les chroniques que je lis aujourd’hui confirment ce que je pense depuis assez longtemps : The Resurrection est sûrement le tout meilleur album des Geto Boys.
    Et alors qu’on se dit que les sons prennent un petit coup de mou autour de la plage 10, Bushwick Bill, probablement tout juste sorti de l’asile du coin et toujours dans sa camisole de force, nous livre un I Just Wanna Die renvoyant les « gothiques » à leurs études !
    Quinze ans après sa sortie, et contrairement à la plupart des autres disques des Geto Boys, cet album n’a pas pris une ride et, pour ma part, s’il ne devait en restait qu’un, ce serait celui-là. 

    *****

    Bushwick Bill : No Surrender… No Retreat (1998)

    Note : 1 sur 5.

    The Resurrection aura été le climax de la carrière des Geto Boys, The Phantom Of The Rapra celui de la carrière de Bushwick Bill qui, après 1996, ne va plus livrer le moindre vrai bon disque. 
    No Surrender… No Retreat est d’une nullité sidérante et il n’y a qu’une seule explication à une telle catastrophe : la négligence. Billy erre avec ses fantômes et sa bouteille et ne rentre plus en studio que quand il a besoin de thunes. Cela donne un album fait en une demi-heure avec même des morceaux sur lesquels il oublie de rapper et laisse défiler l’instru ou ses potes faire le taf ! 
    La production est calamiteuse et bousille les rares sons qui auraient pu sauver les meubles (5 Element Combat, Tragedy).
    Un album à enterrer Six Feet Deep

    *****

    Geto Boys : Da Good, Da Bad & Da Ugly (1998)

    Note : 2 sur 5.

    En 1998 les Geto Boys reviennent… sans Bushwick ! Officiellement, Billy voulait se consacrer à sa carrière solo mais quand on voit les daubes qu’il a sorti à cette époque, on se dit plutôt qu’il avait surtout envie de faire la bringue et de ne rien foutre, mais c’est aussi un peu pour ça qu’on l’aime !
    Et que sont les GB sans leur MC de poche ? Et bien, le moins que l’on puisse dire c’est que l’absence est de taille ! Si Da Good, Da Bad & Da Ugly n’est pas une foirade digne de No Surrender… No Retreat, sorti quelques mois plus tôt, il ne restera pas pour autant dans les annales. 
    Passé Dawn 2 Dusk et Eye 4 an Eye, respectivement en piste 2 et 5, il n’y a plus grand chose à se mettre sous la dent. Et même si ce n’est pas mauvais, c’est très loin des « standards Geto Boys ».

    *****

    Bushwick Bill : Universal Small Souljah (2001)

    Note : 1 sur 5.

    À un moment, j’ai cru que Universal Small Souljah était mieux que No Surrender… No Retreat, mais dès la deuxième écoute je me suis aperçu que, bein, en fait non.
    Le quatrième solo de Bushwick Bill a été fait à la même allure et de la même manière que le troisième, c’est à dire rapidement et sans aucun travail artistique, il n’y a qu’à voir la pochette… 

    *****

    Geto Boys : The Foundation (2005)

    Note : 2 sur 5.

    Scarface, Willie D et Bushwick Bill enfin réunis neuf ans après The Resurrection ! L’Association des Mamans Puritaines d’Amérique du Nord est sur les dents, le Président des Etats-Unis fait déployer l’armée dans les rues de Houston et les chaînes d’infos interrompent leurs programmes… Bon, j’exagère, mais à peine ! 
    Et au final ça donne quoi ? Et bien disons que, sur cette livraison, les avis divergent. J’ai lu quelques chroniques dithyrambiques à propos de The Foundation et d’autres bien moins enthousiastes. Pour ma part, je n’ai jamais vraiment accroché à cet album même si je dois reconnaître que la production est impeccable.
    Il manque un petit truc. Et puis les mecs ne semblent plus avoir grand-chose à dire.
    En fait, s’il n’y avait le morceau G-Code – qui fut comme un médicament pour moi en 2020, année pendant laquelle il fallait être constamment dans l’illégalité pour continuer à vivre – je ne réécouterais quasiment jamais cet album… 
    Comble du comble, G-Code est un morceau solo de Scarface, et le seul solo de Bushwick, Dirty Bitch, est catastrophique ! 

    *****

    Bushwick Bill : Gutta Mixx (2005)

    Note : 1 sur 5.

    Dans le genre escroquerie, cet album-là vaut son pesant de weed ! Gutta Mixx est un drôle de truc qui, pour le coup, ressemble bien à Chuckwick ! 
    En fait, notre MC fainéant préféré s’est amusé à réenregistrer ses vieux textes sur de nouvelles instrus. Alors évidemment, c’est mieux que ces deux derniers solos puisque les textes sont – relativement – bons. Mais pour le reste… 
    Chaque morceau est affublé d’un qualificatif en « mix » (clubmix, latinmix, streetmix…) qui n’a en vérité que peu de choses à voir avec la chanson et le tout sonne bancal, mal fait, bizarre. 
    Objectivement, c’est mieux que No Surrender ou Small Souljah mais ça ne peut pas décemment prétendre glaner deux étoiles… 

    *****

    Bushwick Bill : My Testimony Of Redemption (2009)

    Note : 2 sur 5.

    Si j’ai fini par écrire une petite histoire dont Bushwick Bill est le héros, c’est bien parce que ce gars-là est un vrai personnage de roman ! 
    Né en Jamaïque, grandissant à New York mais connaissant le succès à Houston, s’imposant dans le rap malgré son nanisme, survivant à un coup de pistolet dans l’œil, livrant autant de chef-d’œuvres que de morceaux foireux et enfin… trouvant le salut dans la foi ! 
    Ce n’est pas une blague. En 2006, Richard S. Shaw, a.k.a. Bushwick Bill, devient born again christian et écrit bientôt son « testament de rédemption », titre de son dernier album, sorti trois ans après qu’il ait adopté Jésus dans son cœur (et heureusement pas dans son foie).
    Ce qui est dingue, c’est que l’album débute par ce qui est, sans aucun doute possible, le meilleur morceau de Bushwick depuis une douzaine d’années : Takin’ It Back. Et si le reste de l’album est moins percutant, il n’en demeure pas moins tout à fait écoutable, surtout pour un album de rap chrétien !
    En fait, Bushwick a retrouvé l’envie de faire de la musique et d’écrire, et cela se sent. Alors, je ne vais pas dire que c’est mon album préféré hein, d’autant que les morceaux avec Jesus et God partout ça a tendance à me saouler mais bon, objectivement c’est bien meilleur que tout ce qu’il a pu faire depuis… The Resurrection !
    Tout un symbole !

    *****

    Bushwick Bill meurt le 9 Juin 2019, d’un cancer du pancréas, quelques mois seulement après le décès de DJ Ready Red. Lors de ses dernières interviews, il évoque un nouvel album dont personne ne sait aujourd’hui s’il a eu le temps de le finir et s’il sortira un jour…

    Si vous n’en avez pas encore assez, vous pouvez aller écouter le podcast du blog Hip Hop Stoold shries qui revient sur l’histoire du label Rap-A-Lot, la maison de disques historique des Geto Boys.

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  • Billy & Melpomène

       Le 9 Juin 2019, décédait Richard Stephen Shaw, alias Bushwick Bill, alias Little Billy, alias Chuckwick, alias Dr. Wolfgang Von Bushwickin, le plus emblématique des trois membres du groupe de rap hardcore de Houston, the Geto Boys.
    Entre 1986 et 2019, Bushwick Bill et les Geto Boys sortirent une pelletée d’albums en groupe ou en solo et choquèrent l’Amérique puritaine et la moins puritaine avec des textes de dangereux psychopathes posés sur des instrumentales surpuissantes.
    Dans ce crew de malade, Bushwick, atteint de nanisme, alcoolique et dépressif, n’était probablement pas le meilleur MC, mais il était celui dont les textes étaient les plus touchants bien que tout aussi salaces et violents que les autres. Car Billy y évoquait sans complexe ses troubles mentaux, ses envies de mort, son sentiment d’exclusion…

       L’histoire qui suit, et dont Bushwick est le héros, m’a été inspiré par un appel à textes dont le thème tournait autour des Muses de la mythologie grecque.
    Je me suis rapidement aperçu que ma nouvelle ne respectait pas différentes contraintes de l’appel mais je ne pouvais pas m’arrêter là et lâcher Bushwick, son fantôme serait sûrement venu me découper en morceaux pendant mon sommeil… J’ai donc fini mon récit et je le publie maintenant sur ce blog.
    Histoire de raconter plus en détail la carrière des Geto Boys, cet article sera rapidement suivi d’un autre revenant sur la discographie de Bushwick Bill et de son équipe, une discographie sacrément inégale mais contenant quelques bombes qui marquèrent l’histoire du rap américain.

       La nouvelle est téléchargeable ICI afin que vous puissiez l’imprimer, la mettre sur une liseuse (format PDF) ou simplement la placer dans un de vos dossiers et revenir dessus quand vous voulez. Et si vous êtes de ceux qui arrivent à lire longuement sur un écran d’ordinateur, la voici en intégralité :

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    Billy & Melpomène

    La femme qui marchait seule sur Waco Street dans le Fifth Ward de Houston, l’un des quartiers les plus dangereux du Texas, n’était pas une pauvre dame égarée là et promise à se faire agresser ou voler son sac à main. Elle n’avait d’ailleurs ni sac ni portefeuille et sa tenue détonnait dans ce quartier pauvre où la culture hip hop battait son plein et où la tendance était aux vêtements flashy, aux baskets de marque et aux gros bijoux clinquants.

    Elle était vêtue d’une longue et ample tunique blanche qui lui descendait jusqu’à ses pieds chaussés de sandales d’un genre que personne n’avait jamais vu par ici et qu’on pouvait lacer jusqu’aux mollets, elle portait aussi sur la tête une sorte de couronne faite en sarments de vigne. De toute évidence, son style n’était en accord ni avec le lieu ni avec l’époque.

    Elle marchait sur le trottoir d’un pas assuré, longeant les pavillons décrépits dans la nuit trop calme de ce lotissement à la réputation sulfureuse. À cette époque déjà, il était de notoriété publique qu’une personne ne résidant pas dans le Fifth Ward n’avait rien à faire sur Waco Street après minuit, les heures nocturnes n’étant réservées qu’aux affaires louches et aux individus les plus téméraires ou les plus armés. D’ailleurs, en cette nuit d’Halloween 1988, il n’y avait que quatre personnes dans la grande rue déserte, et trois d’entre elles portaient des armes.

    Il y avait d’abord John T. Carwick, équipé d’un revolver Smith & Wesson Model 586, qui faisait une ronde devant chez lui avec son calibre à la main, se sachant menacé par les membres d’un gang local à qui il avait raflé une grosse partie de la clientèle de drogués depuis qu’il avait fait passer son entreprise, comme il disait, à la vitesse supérieure.

    La seconde personne armée dans la rue était Richard Stephen Shaw, un nain d’origine jamaïcaine qui, après avoir passé sa jeunesse à New York, était venu s’installer à Houston où il avait intégré le groupe de rap des Geto Boys. Complètement saoul, il peinait et titubait sur le trottoir, s’arrêtant régulièrement pour avaler une rasade du mauvais whisky contenu dans la flasque qu’il tenait à la main. Il était cependant bel et bien équipé d’autre chose qu’une fiole en métal pleine d’alcool pour se défendre en cas de mauvais coup.

    « Personne ne peut jouer avec Little Billy ! » Répétait-il en zigzaguant dans la rue jonchée de déchets, toujours à deux doigts de s’étaler par terre.

    Il sortait d’une petite fête qui avait mal tourné, la drogue et l’alcool l’avait rendu paranoïaque et il s’en était pris à tous ses amis, persuadé qu’ils complotaient contre lui. Il avait quitté la soirée avec pertes et fracas, jurant qu’il allait se mettre une balle dans la tête cette nuit et que ce serait de leur faute, c’était le genre de choses qui arrivait tous les soirs à Richard Stephen Shaw.

    La troisième personne dans la rue était un camé qui vomissait ses tripes sur le trottoir, plié en deux, livide, en sueur, une main sur le ventre et l’autre faisant le geste de ne pas s’approcher de lui alors qu’il n’y avait personne à proximité. Ce type inconnu était le seul à ne pas être armé cette nuit-là.

    La femme qui marchait seule sur Waco Street était effectivement armée, et son arme était d’ailleurs tout à fait visible, elle tenait un poignard dans la main droite. Pire, la lame de ce poignard était couverte de sang.

    Venait-elle de tuer quelqu’un ? Non, car les traces de ce sang remontaient en fait à plusieurs siècles. Et si vous vous demandez comment il est possible que des traces de sang restent visibles pendant des centaines d’années sur une lame en acier, sachez qu’il y a des choses qui ne s’expliquent pas, c’est d’ailleurs ce qu’allait découvrir, cette nuit-là, le nain américano-jamaïcain Richard S. Shaw, qu’on surnommait encore à l’époque Little Billy.

    La tunique blanche immaculée de la femme au poignard rayonnait sous les réverbères de la rue, elle progressait sur l’avenue et se rapprochait de Billy qui, toujours plus saoul, était tombé plusieurs fois et avait fini par perdre sa flasque de whisky. Alors qu’il arrivait à l’angle de Waco et de la rue où il habitait, ses jambes ne répondirent plus et il partit en diagonale à travers la route pour finir par se fracasser contre une poubelle qu’il heurta de plein fouet et qui tomba en même temps que lui en se vidant sur la chaussée.

    À terre, Billy enragea, il perdit le contrôle et, tout en répétant sa rengaine « personne ne peut jouer avec Little Billy », se mit à marteler de coups de poings le trottoir en béton, se bousillant les phalanges et laissant une flaque de sang sur le bitume. Anesthésié par les drogues et par son mal-être, il ne sentait pas la douleur et la seule chose qui lui traversait l’esprit était une irrépressible envie d’en finir.

    C’est à ce moment-là que la femme arriva dans son dos. Sachant comment s’y prendre avec les petites frappes et constatant qu’il lui fallait agir vite, elle ne resta que quelques secondes penchée au-dessus de Billy, puis elle rangea le poignard sous sa tunique et balança au gangster miniature une puissante claque derrière la tête qui envoya valser sa grosse casquette des Houston Rockets et, dès qu’il se retourna, elle lui présenta le masque tragique qu’elle tenait dans la main gauche.

    Étalé sur le bitume et méchamment sonné, il vit alors une femme blanche qui se penchait sur lui et il se sentit bientôt comme tiré du sol. Il se crut mort et s’envolant vers le ciel, mais c’était bien la femme qu’il venait de voir qui le portait et elle ne l’emmenait pas du tout au paradis mais plutôt vers le pavillon délabré où il vivait avec ses parents depuis son arrivée à Houston. Il entendit :

    « Billy, Billy, tu as mieux à faire que de tirer sur des masques…

    Le masque tragique, qu’elle portait constamment sur elle, représentait le visage d’un vieil homme dont la bouche ouverte semblait, non pas crier, mais plutôt aspirer avidement tout l’air alentour, ses yeux, eux, étaient parfaitement vides, ils étaient comme des puits dans lesquels on avait immédiatement peur de sombrer. Le masque était triste et accusateur, il demandait de l’aide mais condamnait tout autant, un visage effrayant venu d’une autre époque, peut-être d’un autre monde, dont même Billy le caïd ne pouvait supporter la vision et, à peine plongea t-il ses yeux dans les siens qu’il hurla, effrayé, et se mit à ramper pour se cacher derrière la poubelle renversée sur le bitume.

    Que venait-il de voir ? Billy ne comprenait pas d’où sortait cet homme dont le visage semblait flotter dans les airs. Défoncé comme il l’était, il se trouvait dans l’incapacité totale de réfléchir, il se dit que si un vieux dingue venait de débarquer dans sa rue alors il se devait de lui montrer qui était le maître des lieux et il se demanda ce qui l’avait poussé à se cacher comme ça, lui, le plus petit mais aussi le plus grand gangster du Texas ?

    Il attrapa son arme, coincée dans son dos au niveau des hanches, et s’accroupit tout d’un coup derrière la poubelle qui lui offrait une superbe barricade, il pointa directement son feu là où le vieux fou avait surgit. Immédiatement, il reçut une nouvelle claque, plus puissante encore que la première, et il se retrouva de nouveau couché sur le trottoir, K.O. pour le compte.

    – Ma casquette… Réussit-il à dire.

    – T’en fais pas, je l’ai. »

    Il arrivèrent bientôt devant une des baraques les plus déglinguées du quartier : la pelouse n’avait pas été tondue depuis des mois, la petite véranda à l’entrée menaçait de s’écrouler et les carreaux de fenêtre cassés avaient été remplacés par des bouts de cartons. C’était ici que vivait la famille Shaw.

    Le père de Billy n’était jamais là et sa mère, désespérée par cette absence, s’assommait d’une telle quantité de somnifères tous les soirs qu’elle ne se serait même pas réveillée s’il y avait eu le feu dans la maison, il était donc libre de faire ce qu’il voulait quand il rentrait en plein milieu de la nuit complètement saoul.

    Une fois à l’intérieur, la dame à la longue tunique blanche balança Billy sur le canapé du salon.

    « Salope, dit-il.

    – Surveille ton langage, punk », répondit-elle.

    Billy plongea dans un demi-sommeil jusqu’à ce qu’une odeur familière lui arrive aux narines. Quand il rouvrit les yeux, il crut halluciner, la femme au look de statue de parc municipal était en train de rouler un gros joint d’herbe. Il réussit à se redresser et s’assit sur le canapé éventré d’où sortait de la mousse à travers les déchirures.

    « Putain mais t’es qui ? Demanda t-il.

    – Je suis Melpomène, fille de Zeus et de Mnémosyne, Muse de la Tragédie, envoyée par les dieux pour répandre les arts sur la Terre, et je suis là pour toi Billy, je suis là pour te filer le bon coup de pied au cul dont tu as besoin.

    – Personne ne peut jouer avec…

    – Oui, oui avec Little Billy, je sais, le coupa-t-elle, je la connais ta rengaine. D’ailleurs il serait temps que tu t’en trouves une autre, mais on va arranger ça. »

    Melpomène venait donc de se présenter, elle était la Muse de la Tragédie, connue pour avoir inspiré Sophocle, Shakespeare, Corneille et Janis Joplin. D’Antigone à The Message de Grandmaster Flash & The Furious Five, Melpomène avait largement contribué à façonner le monde des arts durant ces vingt-cinq derniers siècles. Dame du drame, elle avait soufflé aux oreilles d’artistes qui ne furent plus jamais les mêmes après son passage, mais la tragédie qu’elle répandait n’était pas seulement artistique et, bien souvent, les auteurs des chef-d’œuvres devaient, d’une manière ou d’une autre, les payer de leur vie.

    « Une muse, c’est pas… Genre quelqu’un qui vient te donner l’inspiration ? Demanda Billy.

    – C’est ça.

    – Tu es du Fifth Ward ?

    – Je ne suis pas de quelque part à proprement dit, en tout cas pas dans le sens où vous l’entendez. Je viens de loin non seulement géographiquement, mais aussi en terme de temps. Je ne suis pas de ton époque mais je suis de toutes les époques, je suis là cette nuit mais tu ne me verras plus jamais après, pourtant je serais toujours là. Il faut que tu écrives Billy, tu ne peux pas te contenter de danser, de te contorsionner comme ça pour amuser la galerie, d’agiter les mains en l’air pendant que les autres deviennent des stars du rap, tu as de grandes choses à faire dans ce milieu.

    – C’était qui le type qui m’a frappé dans la rue tout à l’heure ?

    – Le type ? Ah non, c’était un masque. » Elle sortit alors le masque tragique de sous sa tunique, le montra à Billy et le posa sur la table basse devant eux, puis elle continua :

    « Et c’est moi qui t’ai mis une claque. Tu n’étais pas en état de m’écouter et de recevoir l’inspiration. En plus, tu étais en train de te détruire les poings à taper sur le trottoir, j’ai dû improviser. »

    Mais Billy n’écoutait déjà plus Melpomène, une vague d’angoisse s’était emparée de lui à la seconde où elle lui avait montré le masque tragique et il était de nouveau perdu dans les méandres de son cerveau malade, là où des croque-morts et des tueurs en série tournaient des clips de gangsta rap.

    Billy naviguait dans le monde du hip hop depuis son adolescence, il dansait, taguait, mais il ne s’était jamais senti capable d’écrire des textes et quand il avait intégré les Geto Boys, c’était en tant que danseur et non en tant qu’auteur. Il avait pourtant beaucoup de choses au fond de lui et un grand besoin de les dire, mais il n’avait jamais trouvé les mots.

    Une puissante détonation, peut-être un coup de feu, retentit dans la rue et Billy redescendit sur terre. Il observa la Muse, il avait les yeux gonflés, les pupilles dilatées et Melpomène avait l’impression qu’il la regardait sans la voir. En ce temps-là, Richard S. Shaw du Fifth Ward avait encore ses deux yeux, ce n’est que trois ans plus tard, en 1991, qu’il en perdrait un en se tirant une balle dans la tête. Melpomène, en tant que Muse de la Tragédie, savait très bien qu’il arrivait toujours un tas d’histoires aux artistes et aux poètes qu’elle venait visiter mais, dans le cas de Billy, elle fut elle-même surprise de la violence des événements.

    Ce jour de Juin 1991, alors qu’il était en pleine dépression et complètement déchiré à l’Everclear, ce spiritueux pouvant atteindre les 95% d’alcool, Billy débarqua armé chez sa petite amie et il la supplia de le tuer. Elle refusa et tenta de le calmer mais il ne voulait rien savoir et, fou de rage, il attrapa le bébé de la jeune femme et menaça de le jeter par la fenêtre si elle ne lui tirait pas dessus tout de suite. Une violente bagarre s’ensuivit durant laquelle Billy réussit à la faire pointer l’arme sur lui, un coup de feu partit et une balle se logea dans le crâne du rappeur, qui ne survécu que par miracle.

    Alors qu’il sortait à peine du bloc opératoire et que ses potes les Geto Boys étaient à son chevet, des membres de leur maison de disque débarquèrent en disant qu’il fallait profiter de cette occasion pour renforcer l’image hardcore du groupe et ils les prirent en photo, tous les trois dans les couloirs de l’hôpital avec Billy sur un brancard retirant le pansement qui lui cachait son œil foutu. Ils utilisèrent cette photo pour leur troisième album, We Can’t Be Stopped, et les ventes du groupe décollèrent enfin, la curiosité macabre des gens boostant les ventes du disque.

    Quand Melpomène eut fini de rouler, elle sortit de sous sa tunique une torche qu’elle plaça sous l’extrémité du joint, celle-ci s’enflamma tout d’un coup et Melpomène tira plusieurs fois sur le spliff pour l’allumer. Une fois assurée qu’il était bien parti, elle éteignit la torche d’un simple regard.

    « Waw ! » Billy était sidéré. Ne trouvant pas ses mots, il se contenta de quelques onomatopées et d’un rire un peu dingue en s’agitant sur le canapé comme un gosse.

    Après quelques taffes, la Muse tendit le joint au nain qui, dès qu’il tira sa première latte, partit instantanément dans un autre monde. Cette herbe n’avait rien de commun avec toutes celles qu’il connaissait jusque-là, loin de lui embrouiller l’esprit, elle le fit basculer dans une sorte d’état de lucidité parfaite. Lui qui, jusqu’ici, n’avait pas saisi grand-chose à ce qui était en train de se jouer, comprit tout d’un coup avec une clarté absolue la situation : Melpomène était venue faire de lui un artiste, un poète, et il ne tenait qu’à lui d’accepter dès ce soir ou de refuser pour toujours son offrande. S’il acceptait, sa vie ne deviendrait pas plus facile, mais elle vaudrait peut-être enfin la peine d’être vécue et il aurait une raison valable de survivre dans ce monde qui le détestait et qu’il haïssait. Alors qu’il n’avait pas posé une rime sur le premier album des Geto Boys, qui fut un échec commercial et artistique, il pourrait devenir celui qui amène le groupe à autre niveau et met Houston sur la carte du hip hop américain.

    Billy se leva du canapé et s’approcha de la Muse, il la fixa droit dans les yeux et, après avoir tiré une nouvelle bouffée sur le joint comme s’il était en train de prendre sa respiration avant un concours d’apnée, il lâcha pour la première fois de sa vie tout ce qu’il avait sur le cœur :

    « Je veux écrire sur la mort. Je pense à la mort tout le temps, je veux… Je veux montrer à quel point c’est dur d’être moi, je veux que les gens comprennent pourquoi je suis cinglé. Je me réveille chaque matin en suffocant, c’est tous les jours Halloween pour Billy. J’ai connu le ghetto de Bushwick à New York, toute mon enfance et mon adolescence dans cette crasse, j’y ai vu mes frères tomber, ma famille sombrer. Mon cerveau est un asile de fous, un zoo, une maison hantée, la drogue et l’alcool me consument, j’ai vécu dans la violence et personne n’en a jamais rien eu à foutre de Billy. Je vois des monstres sous mon plumard, des tueurs psychopathes qui m’attaquent dans la nuit, des cadavres qui sortent de leur cercueil, je suis un dingue bon pour la camisole et tout mon univers est morbide. Comment un type d’un mètre quarante peut-il survivre à ça ? C’est parce que je suis devenu le plus dingue, le plus fou, que je dégaine à la moindre occasion. Drogues, sexe, flingues et rap, je suis le plus tragique de tous tes artistes à la manque, je te ferais descendre aux enfers et même toi tu flipperas, tu verras ce que c’est qu’un bad trip dans la tête de Billy. La tragédie, c’est ça, ma vie est une tragédie. Je vais en faire un film avec mes mots, je vais pondre des dizaines de morceaux, ils seront tous noirs et tragiques, des drames en rimes, des tragédies sur instrumentales. Il faut que tu me donnes ce qui me manque, Muse, je suivrais tes instructions si tu fais de moi une légende, c’en est fini de Little Billy, je suis Bill venu de Bushwick, dorénavant les gens m’appelleront Bushwick Bill. »

    Melpomène laissa le silence s’installer et regarda, satisfaite, le petit gangster qui se tenait debout devant elle, l’air déterminé. Il resta un moment comme ça, attendant d’elle des instructions mais Melpomène ne disait rien et savourait son plaisir, il lui avait fallu très peu de temps ce soir pour convaincre Richard S. Shaw et elle n’avait aucun doute sur le fait que quelques tragédies notables sortiraient du cerveau dérangé de cet énième exclu du rêve américain. Les brimades reçues à l’enfance, le manque de perspective, la dureté de la vie, Billy était de ceux qui n’avaient rien à perdre et qui étaient prêt à se jeter à corps perdu dans l’art sans même la promesse d’une vie meilleure.

    La Muse ne disait toujours rien et il finit par s’impatienter :

    « Alors ?

    – Alors, trouve des feuilles et un stylo. »

    Billy réfléchit trente bonnes secondes puis il se retourna et marcha comme un pantin désarticulé jusqu’à l’escalier, il était encore sévèrement saoul même si l’herbe de Melpomène l’avait étrangement fait retrouver une partie de ses esprits, il s’accrocha à la rampe et se tira avec difficulté jusqu’au premier étage, menaçant de tomber à chaque marche. Ce fut incroyablement long et bruyant mais il finit par redescendre avec ce qu’il fallait, à moitié hilare pour une raison inconnue et marmonnant des propos incompréhensibles.

    Melpomène n’avait pas bougé de son fauteuil en face du canapé, avisant quelques vinyles sur un meuble elle reconnue le dernier album de Public Enemy, elle savait déjà à ce moment-là que les rappeurs allaient devenir une grosse partie de sa « clientèle » dans les décennies à venir, succédant aux rock stars et aux punks, bouleversant le monde de la musique et multipliant les destins funestes, restant sur le carreau moins à cause des drogues que des armes. Les codes et les styles changeaient mais Melpomène savait toujours se renouveler et elle restait, en cette fin de vingtième siècle, la plus en vue des neuf Muses de la mythologie grecque.

    Revenu dans le salon, Billy jeta à Melpomène les feuilles et le stylo qu’il avait trouvé et retourna au joint qu’il avait laissé dans le cendrier. Elle passa en revue le tas de papiers et ne garda que les feuilles vierges qu’elle renvoya avec le stylo à l’apprenti poète. Mais Billy était déjà reparti dans ses pensées, la vision de ses mains tachées de sang l’avait ramené à son coup de folie de tout à l’heure, il repensait à sa soirée, au masque tragique, à ses poings sur le bitume… Il ne ressentait toujours aucune douleur et cela l’étonnait. Melpomène l’appela et lui fit un signe de tête en direction du tas de feuilles.

    « Quoi ? Demanda t-il.

    – Tu ne crois quand même pas que je vais écrire pour toi ? »

    Il rit bêtement, bien sûr que c’est ce qu’il avait cru.

    « Au moins au début non ? Car le problème, tu vois, c’est que moi je ne sais pas écrire. Dans les Geto Boys, je fais le show, c’est tout. Je ne saurais pas comment faire pour aligner des rimes, je croyais que tu allais faire le gros du travail…

    – Prends ce stylo Bushwick Bill, tu sais tracer des lettres alors tu sais écrire. »

    La suite de cette histoire est une affaire entre Richard S. Shaw et Melpomène, personne ne sait exactement comment les Muses agissent et ce qui donne à un type paumé et alcoolisé la capacité d’écrire un texte qui marquera les esprits. Mais cette nuit-là, Billy écrivit longtemps, une femme en tunique blanche penchée sur son épaule, un masque tragique posé sur la table basse et un joint d’herbe mythologique dans le cendrier. Il mit sur le papier tout ce qui le rongeait de l’intérieur et finit avec des crampes dans les doigts, vidé et épuisé, comme s’il avait enfin craché dans l’encre noire qui dégoulinait sur les feuilles tout le venin qu’il avait en lui.

    Quand le soleil commença à cogner sur le Fifth Ward et que la matinée fut déjà bien entamée, Billy alla se coucher. Complètement exténué, il s’écroula dans son lit sans même se rappeler qu’il n’était pas seul.

    Melpomène resta un moment dans le pavillon, elle alluma la télé, prit un yaourt dans le frigidaire, regarda les jaquettes des cassettes de films d’horreur qui traînaient dans le salon… Elle était satisfaite d’avoir choisi cette nuit d’Halloween pour rendre visite au nouveau poète du macabre, cela faisait sens et une semaine plus tard sortirait le premier volet de la franchise de films Chucky, dont le personnage principal, la poupée tueuse, allait devenir le double de Bushwick Bill dans ses chansons, le rappeur trouvant là une incarnation presque parfaite de lui au cinéma : un être minuscule causant le carnage autour de lui.

    La Muse sortit du pavillon et refit son trajet de la nuit en sens inverse. Malgré le soleil et la chaleur, les rues étaient encore assez vides, très peu de gens s’aventuraient dans le Fifth Ward même en pleine journée et les quelques personnes que croisa Melpomène ne firent même pas attention à elle, elle avait pourtant le masque tragique dans la main gauche et le poignard dans la droite, simplement parce que c’était ainsi qu’on la représentait…

    Billy ne se réveilla qu’en début de soirée, alors que le soleil sombrait à l’horizon jetant sur les champs de pétrole du Texas un voile rouge sombre. Les premières minutes, il fut incapable de se souvenir de sa soirée de la veille. Il était content d’être dans sa chambre mais n’avait aucune idée de comment il était rentré chez lui. Ils avaient mal aux mains mais la douleur empira encore lorsqu’il les regarda.

    « Fuck ! » Dit-il en voyant ses phalanges meurtries et le sang coagulé partout sur ses poings.

    Il se rappela avoir tapé sur le bitume, il se rappela d’un type barbu aux yeux vides, il se rappela s’être embrouillé avec ses potes. Des images lui revinrent peu à peu : une poubelle renversée sur le trottoir, sa flasque de whisky qu’il avait perdu, une torche, un joint… Mais il n’y avait pas que du sang sur ses mains, il y avait aussi des taches d’encre. Il se revit en train de chercher des feuilles dans sa chambre. Il était monté à l’étage puis redescendu. Y avait-il quelqu’un en bas ? Et qui était ce vieux fou sur Waco Street ?

    De toute évidence, il lui manquait une partie de la soirée mais, comme d’habitude, il n’était pas sûr de vouloir réellement s’en rappeler. Ce qui était sûr, c’est qu’il avait mal partout et qu’il fallait qu’il se roule un joint. Il tâta ses poches, inspecta sa chambre mais constata à son grand désarroi que son herbe et son tabac étaient restés dans le salon. À cette heure, il ne pourrait pas éviter de croiser sa mère en bas, mais il n’avait pas le choix.

    En descendant, il vit que même la rampe de l’escalier était tâchée de sang. Qu’est-ce qui lui avait pris de marteler le bitume comme ça ? Les images de sa soirée lui revenait petit à petit mais elles se mêlaient aux rêves étranges qu’il avait fait pendant sa journée de sommeil et tout restait extrêmement flou.

    Quand Billy arriva en bas des marches, il vit sa mère assise sur le canapé, penchée sur la table basse, elle essayait de déchiffrer les feuilles couvertes d’encre noire et de tâches de sang qui traînaient là. Lorsqu’elle se rendit compte que son fils était descendu, elle se tourna vers lui et, un petit sourire moqueur sur le visage, lui dit en agitant les papiers qu’elle tenait à la main :

    « Mon p’tit Billy, c’est toi qui as écrit ça ? »

    Alors tout d’un coup, Billy se rappela qu’il avait passé toute sa nuit à écrire et à fumer, qu’il était resté assis des heures sur le canapé à se prendre la tête sur des rimes dans l’idée de les proposer aux Geto Boys dès que possible. Il fonça vers sa mère et lui arracha les feuilles des mains, elle riait bêtement et regardait son fils avec une sorte de pitié.

    « T’es complètement malade mon gamin, tu dois vraiment avoir le cerveau pourri pour écrire des horreurs pareilles. Bravo pour ta carrière dans la musique, tu iras loin avec des trucs comme ça, t’es vraiment le dernier des bons à rien mon p’tit Billy. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Et ton père qui n’est jamais là…

    – Lâche-moi, cria Billy, et ne recommence pas à chialer avec papa ! »

    La seconde d’après, sa mère avait déjà oublié de se moquer de lui, elle venait de replonger dans la mélancolie de son mari absent, dans la mélancolie de sa vie ratée, de son fils raté. Elle se leva pour aller dans la cuisine et Billy sut tout de suite ce qu’elle allait y faire, elle allait se servir un grand verre d’eau et avaler un anti-dépresseur. Il y avait des anti-dépresseurs partout dans la maison : dans la cuisine, la salle de bain, les toilettes…

    Billy, ses textes dans une main et son pochon de cannabis dans l’autre, remonta rapidement dans sa chambre sans ne plus se soucier de sa mère qui allait probablement retourner s’affaler dans le canapé pour pour y comater toute la journée devant la télévision.

    Une fois là-haut, il s’assit sur son lit et étala les feuilles devant lui. Il roula un joint et entreprit de se relire. Toutes les pages étaient couvertes de textes, il avait écrit de manière frénétique, il y avait des dizaines de couplets, il n’en revenait pas.

    Il lut une première page, une seconde, chercha dans le tas un moment, sortit une feuille au hasard, revint sur les premières… Une demi-heure plus tard, il avait tout lu et, après avoir tiré une grosse taffe sur son joint, il partit dans un grand éclat de rire. C’était un rire étrange, dément, lui-même ne savait pas pourquoi il riait. En fait, il était stupéfait, ce qu’il venait de lire était exactement tout ce qu’il avait toujours rêvé d’entendre. Sa rime était tragique, désespérée, c’était une autopsie de son cerveau dérangé, une peinture surréaliste du monde gore et ultra-violent qu’il avait dans le crâne, un résumé de ses pensées les plus sombres. Le film d’horreur de sa vie venait de défiler devant ses yeux et toute la douleur, toute la souffrance qui l’habitait était étalée là, devant lui.

    Subitement, Billy eut une vision : il vit une femme portant une longue tunique blanche, une femme au visage d’un calme absolu et aux yeux profonds et insondables, il la vit devant lui, sur l’unique chaise de la chambre, et puis elle disparue. Sa mère l’appela :

    « Mon p’tit Billy, viens me voir il faut que je te parle… »

    Elle avait la voix molle, fatiguée, elle ne savait sûrement déjà même plus ce qu’elle disait.

    « Lâche-moi maman, et arrête de m’appeler p’tit Billy ! »

    Au moment-même où il dit ses mots, ses yeux se posèrent sur le bas d’une des pages de son chef-d’œuvre nocturne, il y parlait de sa jeunesse à New York dans le ghetto de Bushwick, du rap, de la violence et de tout ce qu’il avait vécu là-bas. Un tas de souvenirs remontèrent à la surface et Billy se rappela à quel point Bushwick l’avait forgé et avait nourri sa passion pour le hip hop. C’était à New York qu’il était devenu quelqu’un même si c’était cette nuit, à Houston, qu’il était devenu poète.

    Fini pour lui de danser et de taguer, il allait devenir le rappeur le plus barge de tous les États-Unis. Il irait plus loin que n’importe qui et laisserait une marque indélébile dans le monde de la musique.

    Bill déboucha son stylo avec les dents et garda le capuchon dans sa bouche pendant qu’il écrivait une dernière rime tout en bas de la page où il ne restait plus qu’un tout petit bout de feuille blanche :

    Je suis le plus taré des MCs, un dingue bon pour l’asile

    Ne cherche pas, personne ne peut jouer avec Bushwick Bill !

    Texte : Manu Hollard / Dessins : Malka Fleurot

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